mardi 16 juillet 2013

''DÉSAPPARENCES'' NE TROMPENT PAS, DE NESTOR PONCE, PAR ÉRIC COURTHES

'' La soledad de la palabra. La lluvia barre los países del alma. Una palabra va por el camino, aterida, temblando, no sabe a dónde. Sólo sabe de dónde: tanta sangre camina ahora bajo la lluvia nueva, fresca, ignorante.'' Juan Gelman, Interrupciones 2 Les poètes ont coutume de relever deux défis : explorer et exposer ''les galeries de l'âme'', telles que les nommait l'un des plus grands poètes espagnols contemporains: Antonio Machado, mais aussi de faire sauter les barrières de la langue, grâce à des ruptures syntaxiques, des manipulations morphologiques et des dérivations sémantiques inédites. En ce qui concerne le second point, Néstor Ponce ne faillit pas à cette règle, en effet, dans ce recueil de poésies publié par les éditions Les Hauts Fonds de Brest1, en 2013, les anacoluthes et hyperbates par exemple abondent ainsi que les néologismes, nous analyserons en son temps le signifiant et les signifiés possibles du titre: ''Désapparences', qui en constitue un bon exemple... Mais revenons en au premier point, car on y remarque une première originalité: le moi de l'auteur disparaît totalement de cet ouvrage, s'agissant, comme le signale l'éditeur dans la postface, d'une ''fiction poétique''. De fait, les voix qu'on entend dans ces poésies sont celles de prisonniers politiques anonymes de la dictature argentine de Videla et Galtieri, de 1976 à 1983, qui comme chacun le sait, fit disparaître 30 000 opposants de gauche pendant cette période, après les avoir torturés2, dans différents centres de détention, mentionnés3 d'ailleurs par l'auteur, faisant ainsi acte de mémoire... Car il s'agit bien de çà, en s'effaçant derrière ces voix, Néstor Ponce redonne vie aux prisonniers politiques par la magie de l'écriture et efface en partie leur oubli... Car les penseurs argentins ont, pour leur part, un double traumatisme à relever : celui ancien mais néanmoins présent jusqu'à aujourd'hui de la Conquête du Désert à la fin du XIX siècle, et de tous les ethnocides antérieurs, et celui plus récent de la dictature, qui marquent profondément toutes leurs productions, en particulier ethnographiques et artistiques... Mais hélas, tout comme dans le texte de Gelman, ils n'ont pour toute réponse que '' l'ignorance'' de la pluie, l'indifférence de toute une partie de la société, assise sur ses privilèges et allant même jusqu'à nier l'existence légale des disparus, comme le rappelle justement l'éditeur dans la postface, en citant Videla : '' inconnus puisque disparus... Sans identité, ni morts ni vifs, puisque disparus... '' Le prisonnier a beau crié, son cri -parole fondamentale dans ce recueil s'il en est- ne dépasse pas les murs de sa cellule, sa voix est bafouée, ses cris de douleur ne servent qu'à libérer au pire, les noms de ses amis, au mieux quelques insultes bien senties crachées au visage de son tortionnaire... '' Morceau coupé/guttural/brûlé sur les lèvres4'', au bout de l'agonie, le cri ne franchit plus les limites de la cagoule, le cri est ''encagoulé'' par la dictature, pour paraphraser l'auteur... Alors le cri ne trompe pas, pas plus que les apparences, car il est l'expression d'une douleur immense, qui continue à se propager de nos jours dans la société argentine, malade de ses excès, de ses successives tentatives de destruction de l'Autre, aux confins du nazisme.. Mais aussi car les disparitions ne trompent pas -malgré l'immense cynisme de Videla- , les ''désapparences'' sont le fruit de la fusion de ces deux signifiants, donc elles ne trompent guère non plus, elles seraient même doublement révélatrices de ces maux profonds de l'Argentine, du manque de mémoire d'une partie de sa population, responsable de multiples ethnocides et de la dictature militaire, un oubli traumatique magistralement évoqué dans ces poèmes par Néstor Ponce... Éric Courthès eroxa_courthes@hotmail.com 12/07/2013 1: http://www.leshauts-fonds.fr/catalogue.html 2: Ces poèmes brillent aussi par la force du non dit, que dire en effet des derniers vers du dernier poème '' Gota de la belleza'' ? La torture y est tue mais suggérée brillamment par une métaphore , celle du rebelle qui ''meure de désespoir plus que d'agonie'', et dont la voix, '' emparolée'', renvoie à la parole de Juan Gelman, cité en exergue 3: Cette mention exacte du centre de détention ou du camp de concentration d'où sort la voix de la victime est maintenue jusqu'à l'avant-dernier poème : '' Corredor de la espera'', quand brusquement l'auteur change et mentionne : '' cerca de tu casa, mañana por la mañana'', laissant à entendre au lecteur que le totalitarisme peut frapper n'importe où et n'importe quand, et nous impliquer directement... Et dans le dernier poème , '' Gota de la belleza'', il mentionne tous les lieux par lesquels il est passé, de l'Argentine vers la France, inscrivant pour la première fois son moi, de manière élégante et discrète, dans son œuvre... 4: '' Variaciones (recuerdos)'', p.51.

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