lundi 14 avril 2014

GÉNÉALOGIE D'ADELINE BONPLAND, ALAIN COUTURIER

Alain Couturier Adeline Bonpland (II) Séduction et Terreur Prologue L’aventure d’Adeline Bonpland dans l’Amérique des Libertadores pour obtenir la libération de son illustre conjoint, Aimé Bonpland, prisonnier du dictateur du Paraguay, a été narrée dans un livre qui, en raison de son objectif, a laissé dans l’ombre bon nombre d’aspects de sa vie et en premier lieu son origine sociale. Née en pleine Révolution à Paris, de père inconnu, seul le nom de sa mère était établi. Et sur celle-ci on ne savait rien. Divers indices convergeant laissaient toutefois penser qu’Adeline était d’extraction sociale élevée. L’Impératrice Joséphine, la femme de Napoléon, n’avait-elle pas dit « quelle l’avait connue toute petite » ? Le comte d’Empire Regnaut n’avait-il pas indi-qué, alors qu’elle se débattait dans une tentative de divorce, « qu’il connaissait bien sa famille et qu’il s’intéressait à elle » ? Les témoignages de ceux qui l’avaient connue en Amérique du Sud ne traçaient-ils pas le portrait d’une femme belle, distinguée, intelligente, bonne musi-cienne, connaissant les usages du monde ? Un épisode pourtant détonnait. En 1812 Aimé Bonpland, alors intendant de La Malmaison, la résidence de l’Impératrice Joséphine et de Napoléon aux portes de Paris, entreprenait un voyage avec Adeline pour aller présenter cette dernière à sa famille à La Rochelle. Voyage inutile : tout le monde trouva un prétexte pour être absent. Que savaient les prudes bourgeois de La Rochelle pour fermer leur porte à leur frère chéri et à son accompagnatrice ? Le père inconnu, la mère évanescente, les énigmatiques racines d’Adeline : autant de lanci-nants mystères laissés en suspend dans un ouvrage essentiellement consacré à son odyssée dans les jeunes républiques de l’Amérique équinoxiale. Aussi, sous l’emprise de l’insidieuse nostalgie qui accompagne généralement la fin de l’écriture d’un livre, la tentation était-elle forte de renouer avec ce destin, de remonter le passé d’Adeline au-delà de son enfance, de retrouver sa mère et son milieu familial, d’essayer de découvrir la trace du père inconnu. De pénétrer dans un monde où la douceur de vivre de la fin de l’Ancien Régime — pour certains — allait brutalement céder la place à la Terreur révolutionnaire. La recherche « Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers mais des vies d’hommes… » (Jules Michelet) Comme dans les enquêtes policières il suffit d’un détail insignifiant sur un banal « papier » pour que tout commence : un simple nom au bas de l’acte de baptême d’Adeline, celui de son parrain, le sieur Duclos. Un nom très commun et un domicile — rue du Faubourg-Poissonnière — guère promet-teur. Il n’en fallait pas plus pour que cette information soit passée inaperçue dans un pre-mier temps. Mais l’alchimie produite par l’introduction de ces deux mots dans les moteurs de recherche d’Internet est étonnante : le Duclos demeurant rue du Faubourg-Poissonnière s’appelle en réalité Charles-Nicolas Duclos Dufresnoy. Il s’agit d’un personnage très connu du Paris de l’époque, entre autres pour avoir été le propriétaire d’un des plus beaux hôtels particuliers de la capitale dans la rue mentionnée. C’était un notaire. Mais pas n’importe quel notaire : un richissime notaire, fils d’un directeur des fermes [collecteur d’impôts pour le roi] de Toulouse, travaillant pour une clientèle aristocratique. C’était également un collectionneur d’œuvres d’art et un mécène, protecteur en particulier du peintre Greuze. C’était enfin un économiste renommé qui avait mis ses talents au service de la royauté — allant jusqu’à organiser un prêt de six millions au trésor royal du temps où il était syndic gérant de la compagnie des notaires — avant de participer aux travaux de la Constituante lorsqu’il fut élu député (suppléant) du Tiers Etat. Ce fut sa perte, il périt guillotiné. Ce notaire, sans nul doute intime de la mère d’Adeline puisqu’elle l’avait choisi comme parrain de sa fille, pouvait-il nous parler d’elle ? Il suffisait pour cela de consulter ses ar-chives dans « le minutier des notaires parisiens », cette inestimable collection des actes rédigés par les notaires de la capitale depuis l’Ancien Régime, tous préservés et répertoriés aux archives nationales à Paris où ils sont à la disposition des chercheurs et des généa-logistes. C’est ainsi qu’un beau jour apparut le premier acte notarié concernant Anne Marguerite Delahaye, la mère d’Adeline, que nous appellerons dorénavant Anne Marguerite : un simple contrat de location d’un appartement rue de Cléry, datant de 1784, soit sept ans avant la naissance d’Adeline. D’autres actes, révélateurs de surprises, surgirent par la suite jusqu’en 1794, date à laquelle Maître Duclos Dufresnoy fut guillotiné. Maître Robin reprit son étude et Anne Marguerite fut sa cliente jusqu’en 1808, date à par-tir de laquelle elle eut recours aux services de Maître Riant jusqu’à ce que ce dernier re-cueille son testament et établisse peu après l’acte de sa succession. Grâce à ces trois notaires nous disposons d’une série de documents qui sont autant de ja-lons balisant la vie d’Anne Marguerite sur une période de près de quarante ans, allant de 1784 à 1822. Les informations recueillies chez ces notaires parisiens permirent assez tôt — en marge de surprenantes découvertes — d’obtenir l’acte de décès d’Anne Marguerite dans lequel figu-rait son lieu de naissance : Toulouse. Une autre recherche fut donc lancée dans cette direc-tion parallèlement à celle qui continuait à Paris. Au fur et à mesure que ces deux enquêtes progressaient les origines sociales d’Adeline sortaient du néant, du moins du côté mater-nel. Quant au « père inconnu », il semblait devoir rester une énigme jusqu’à ce qu’un miracle se produise. Au milieu des actes de Maître Duclos Dufresnoy, dans un simple acte d’achat immobilier, un nom, anodin, qui conduisait à une piste, puis à une quasi certitude. Le père d’Adeline, c’est lui. Les notaires ne sont pas la moindre des surprises de cette recherche : sous l’air paperassier et parfois bonasse qu’on leur prête souvent ils se révélèrent être en réalité de merveilleux éveilleurs et les passionnants chroniqueurs de destins personnels qui, sans eux, seraient restés engloutis à jamais. Mais reprenons les choses dans l’ordre et depuis le début en nous intéressant d’abord à la mère d’Adeline, Anne Marguerite. Anne Marguerite Toulouse, à la naissance d’Anne Marguerite, comptait environ quarante mille habitants. Cité essentiellement rurale, située au milieu du “grenier du midi” dont la noblesse et la bourgeoisie locales tiraient l’essentiel de leurs profits, c’était également une ville administrative où les mêmes se répartissaient les charges au Parlement, à la Cour du Sénéchal et à la Cour des Fo-rêts. C’était aussi une ville universitaire qui attirait environ mille étudiants chaque année. Les arts n’y étaient pas pour autant délaissés, qui fleurissaient dans diverses académies dont la prestigieuse académie des jeux floraux qui, contrairement à ce que son nom laisse supposer, se consacre à la défense et à l’illustration des lettres. Selon les annales de la région, l’été de l’an 1756 fut particulièrement sec et chaud à Tou-louse et c’est dans la relative fraîcheur de l’église de la paroisse Saint-Etienne de cette ville qu’Anne Marguerite Lahaye fut baptisée le 4 juillet. Elle était la dernière des quatre filles du couple Joseph Lahaye – Jacquette Cassaignol. Son père, Joseph Lahaye était né en 1708 à Paris d’un père domestique qui, à la fin de sa vie, officiait chez M. Chevillier, rue Beauregard, paroisse Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. A l’âge de treize ans il avait quitté la capitale pour Toulouse où il commença lui aussi son ap-prentissage du métier de domestique. Hormis un emploi temporaire de portier de l’hospice de La Grave autour des années 1754, on ne lui connait pas d’autre profession que celle de do-mestique d’après les différents documents retrouvés. Il se maria sur le tard, à l’âge de trente trois ans, avec Marie Naudy. Le contrat de mariage nous indique qu’il était, à ce moment-là, “homme de chambre du noble François Dailliez (le nom s’écrit aussi d’Alliez, ou d’Aliés), écuyer, seigneur de Mondonville et de Pierrelade, conseiller au Parlement, résidant à Toulouse paroisse de la Dalbade”. On peut encore voir aujourd’hui sur les brochures touristiques de Toulouse les photos du porche et de l’entrée du bel immeuble rose brique où Joseph Lahaye assurait ses fonctions de domestique. Sa femme Marie Naudy, dite « la royale » comme sa mère, née de père inconnu, âgée de vingt six ans lors de leur mariage, était également em-ployée depuis deux mois chez le noble François Dailliez — l’employeur de son futur mari — après avoir servi d’abord chez le baron Delantu, puis chez le Président [du Parlement] Duquin. Marie Naudy décéda en 1745, quatre ans après le mariage, sans laisser d’enfants et six mois après sa disparition Joseph Lahaye se remariait avec Jacquette Cassaignol, âgée de vingt deux ans, native de Lille en Albigeois (aujourd’hui Lisle sur Tarn, entre Toulouse et Albi) qui semble ne pas savoir écrire car elle ne signa pas l’acte. Selon le contrat de mariage elle tra-vaillait depuis environ trois ans chez Maitre Demurs procureur devant le sénéchal, paroisse de Saint- Etienne, et logeait chez Mr l’abbé de Foucaud, rue toulouzane. Au cours des dix années suivantes le couple aura quatre filles, Angélique (née en 1749), Jeanne Jacquette (1752), Jeanne Anne (1754) et la future mère d’Adeline, Anne Marguerite (1756). Sur les jeunes années d’Anne Marguerite à Toulouse nous ne savons rien, aussi est-il permis d’imaginer une vie normale de petite fille dans une ville de province de la France des années 1760-1770, vivant entre sa mère, ses trois sœurs et son père domestique. Vers la fin de son adolescence Anne Marguerite « monte » à Paris car c’est dans cette ville qu’apparaissent ses premières traces. Aucune information précise n’a pu être trouvée concer-nant les circonstances ayant motivé ce changement de lieu de résidence qui va bouleverser le cours de sa vie. En fait, la première trace irréfutable la concernant date de l’année 1784, quand elle signe chez un notaire parisien le contrat de location d’un appartement dans la rue de Cléry. Elle est alors âgée de vingt-huit ans, mais le contrat indique qu’elle vivait jusqu’alors rue de la Chaussée-d’Antin. Depuis combien de temps habitait-elle déjà à Paris ? On l’ignore. Cependant, comme l’on sait par ailleurs qu’elle était encore à Toulouse en 1777, on peut situer grosso modo son installation à Paris aux alentours de l’année 1780. Elle avait alors vingt-quatre ans. Ouvrons une parenthèse concernant l’année 1777 mentionnée ci-dessus. Au début de cette année, alors qu’elle “demeurait chez sa mère à Toulouse”, Anne Marguerite fit une requête auprès du procureur du roi de cette ville, qui la transmettait le 17 mars au sénéchal le sieur Lartigue, par laquelle elle demandait une correction de son acte de baptême. Il ne s’agissait pas d’une correction mineure, mais du remplacement du nom de sa mère tel qu’il figurait dans l’acte de baptême, Bourrasol, par celui de sa mère réelle, Jacquette Cassaignol. Le jugement rendu par le sénéchal confirma que le vicaire qui avait rédigé l’acte avait commis une erreur, que le nom de sa mère était bien Cassaignol et que le registre des baptêmes de la paroisse de Saint Etienne devait être corrigé en conséquence, pour indiquer : “Anne Marguerite est fille de Joseph Lahaye et de Jacquette Cassaignol, mariés”. La copie de ce jugement fut retranscrite à la fin de l’acte de baptême qu’on peut consulter aux archives départementales de la Haute-Garonne. Curieuse situation que celle d’un acte de baptême signé par un vicaire et des témoins qui doit être corrigé vingt et un ans après son inscription dans le registre, et qui illustre l’imprécision qui régnait parfois dans les actes d’état civil de l’époque. C’est ainsi par exemple que Lahaye se transforme dans le même document en Delahaye ou que la première femme de Joseph Lahaye, Marie Naudy dite « la royale » se trouve nommée “Larrouial” dans son acte de sépulture. * Pourquoi et dans quelles circonstances Anne Marguerite quitta-t-elle Toulouse pour la capitale autour de sa vingt-quatrième année ? Est-ce en suivant la voie hardie de la jeune provinciale coupant les amarres pour aller tenter sa chance à Paris, munie d’une vague recommandation obtenue par l’intermédiaire de son père, au risque de se retrouver « comédienne » dans un premier temps ? Où celle plus sage d’une jeune domestique travaillant pour une famille de la noblesse ou de la haute bourgeoisie se partageant entre Toulouse et Paris ? Toujours est-il qu’elle trouva à Paris une ambiance très particulière, née sous Louis XV et qui atteignit son apogée à la veille de la Révolution, que l’un des bons spécialistes de la question, l’historien Olivier Blanc, nous fait revivre d’une manière fort plaisante et formidablement documentée dans deux de ses livres, L’amour à Paris au temps de Louis XVI et Les Liber-tines. C’était l’époque où l’aristocratie de cour et de ville ainsi que la haute bourgeoisie s’adonnaient ardemment et ouvertement à ce qu’il est convenu d’appeler le « libertinage ». Pris dans son sens historique ce terme désigne un style d’existence où la recherche du plaisir était la grande affaire, où la conquête simultanée ou successive de partenaires — souvent ma-riés — était l’occupation principale, où les relations amoureuses hors mariage s’affichaient audacieusement, où il était de bon ton d’avoir des maîtresses et des amants que l’on visitait intimement chez eux et que l’on fréquentait ouvertement dans les nombreux salons de la ville ou autres lieux publics. Il arrivait même, au milieu de ce carrousel, que l’amant ou la maîtresse devienne l’homme ou la femme d’une vie. La liberté, qui était dans l’air du temps, se manifestait non seulement dans les esprits mais aussi dans les corps. Ce fut sans doute la pre-mière manifestation de révolution sexuelle des temps modernes. C’est dans une frange de “cette société narcissique et brillante” que la jeune toulousaine fit progressivement son entrée aux alentours de 1780 par des chemins qui nous restent inconnus mais qui la conduisirent à bon port à en juger par les actes notariés dont il sera question plus avant. Anne Marguerite n’apparaît pas dans l’abondante nomenclature des Libertines dressée par Monsieur Olivier Blanc, ni dans aucun des recueils de souvenirs ou les Mémoires que nous avons consultés, ni dans les rapports des policiers de l’époque spécialisés dans l’espionnage du monde de la galanterie. Le répertoire des Libertines que ces derniers avaient dressé fit pourtant naître quelques espoirs : « Le sieur Mauvienne, gentilhomme, gendarme de la garde, qui vit depuis plusieurs années avec la demoiselle Delahaye, vient d’acheter pour elle de fort beaux meubles qui sont placés rue Montmartre dans une maison », ou encore « Le même jour, on a vu et entendu au palais Royal M. Nouet, conseiller, qui proposait aux demoiselles Dano-sanges, Lavault, Saron, Saint-Martin et la petite Delahaye de leur donner à souper à sa petite maison de la Barrière Blanche, ce qui a été accepté ». Espoirs rapidement déçus : ces jeunes Delahaye vivaient à Paris bien avant l’arrivée d’Anne Marguerite. S’il était impossible d’identifier Anne Marguerite au milieu de cette société c’est que le monde des Libertines est vaste et diversifié, allant de la femme entretenue de bas niveau vivant dans une chambre louée qui, du fait des changements fréquents de partenaires, frôlait la prostitution, à la haute aristocrate, richissime, distinguée, cultivée, habitant un somptueux hôtel particulier et pratiquant un libertinage sélectif et élégant. D’après les éléments d’information trouvés, Anne Marguerite, qui mourra dans la peau d’une honnête rentière, oc-cupait semble-t-il à partir de sa trentième année une position moyenne dans l’échelle sociale de la galanterie, sans qu’il ait été possible de connaitre ses débuts. Ce fut une Libertine — sans grande visibilité ni panache semble-t-il — qui se confondait dans la masse. Mais toutes les Libertines, à partir d’un certain niveau, avaient en commun d’être affranchies des contraintes domestiques ainsi que des préjugés et des conventions sociales, en particulier du mariage arrangé de l’Ancien Régime. Cette nouvelle espèce de femmes comptait de nom-breuses adeptes à Paris durant cette époque troublée. Beaucoup venaient d’une lointaine pro-vince, jeunes toujours, poussée par le besoin d’aventure, par un certain « bovarysme » avant l’heure, et si toutes avaient trouvé le moyen d’assurer leur indépendance, ce qui les distin-guait de la vulgaire demi-mondaine entretenue c’était avant tout de pouvoir choisir leurs amants. * 1784 donc. Très exactement le 24 juillet. Ce jour-là Anne Marguerite signe chez Maître Duclos Dufresnoy un contrat avec le sieur Jacques Desmary, ancien officier de la maison du roi, par lequel ce dernier lui loue « pour trois, six ou neufs ans un appartement de six pièces situé au premier étage du 66 rue de Cléry ». Il est indiqué dans le contrat qu’elle demeurait jusqu’alors « rue de la Chaussée d’Antin, près de la Madeleine », adresse intéressante car cette rue était alors réputée pour héberger bon nombre de Libertines. Au 66 rue de Cléry vivait également à la même époque une Libertine célèbre, Marie Danne-ville, connue sous le nom de Mme de Saint-Brice, nous dit Monsieur Olivier Blanc. « Mme de Saint-Brice a fait, pendant la Révolution, l’objet de quatre arrestations et d’un nombre impor-tant de rapports de police et de dénonciations. Elle était née à Fontainebleau en 1764 et vécu tant à Versailles, dans l’entourage de Marie Antoinette et du Dauphin, qu’à Paris où elle avait sa résidence principale rue de Cléry, nº 66, coquette maison de l’actuel quartier du sentier — alors extrêmement élégant. Ayant refusé d’émigrer, Mme de Saint-Brice y reçu jusque sous la Terreur non seulement des aristocrates bon teint mais aussi des conventionnels tels que le fameux Jean-Lambert Tallien. Elle était ravissante, probablement l’une des plus jolies femmes de l’entourage de Marie-Antoinette qui, séduite par son charme, avait fait le nécessaire pour la conserver auprès d’elle. Marie Danneville était roturière, issue d’un milieu relativement mo-deste, aussi fut-il décidé de lui donner un nom. Son mariage fut arrangé, alors qu’elle n’avait que seize ans, avec un vieux gentilhomme Charles-Louis Jorel de Saint-Brice…. Sous la Ter-reur, un rapport de Guérin, le chef du bureau de police du Comité de salut public nous la dé-peint avec exactitude : « elle a infiniment d’esprit, beaucoup d’usage et une extrême aptitude à tous les genres d’intrigue. Elle a des moyens infinis d’y réussir, parce que, à tous ces avantages naturels et acquis, elle joint un physique très agréable et une figure singulièrement séduisante » ». Gageons que ce portrait pourrait s’appliquer dans une certaine mesure à Anne Marguerite. « Mme de Saint-Brice eut, malgré les devoirs de sa charge, suffisamment de loisirs pour goûter aux plaisirs du libertinage. Rue de Cléry, à Paris elle était voisine de Mme Vigée Lebrun dont on s’étonne beaucoup qu’elle n’ait pas fait son portrait…Dans le même quartier du sentier sur la butte duquel s’étageaient de vastes jardins résidait une autre voisine, Catherine Worlée, épouse séparée de M. Grand [banquier]…Cette blonde et diaphane créature était connue dans le monde du libertinage élégant ». Voici donc l’environnement immédiat dans lequel vivait Anne Marguerite. Elle avait égale-ment à cette époque des relations de haut niveau. Ce contrat de location datant de 1784, le plus ancien des documents retrouvés, a été passé devant Me Charles-Nicolas Duclos Dufres-noy, futur parrain d’Adeline, guillotiné en 1794, un homme influent qui a déjà été présenté ci-avant. Ce dernier, par sa mère (Louise Regnaud), était parent du comte d’empire Regnaud, ce qui peut expliquer la phrase de Bonpland dans une lettre à ses proches datant des années 1814 à propos d’Adeline : « le comte Regnaud, qui connaît bien sa famille, s’intéresse à elle ». Ces connaissances qui apparaissent au début de la recherche laissent supposer qu’elle en avait d’autres du même ordre dans une société où tout le monde se connaissait. La signature d’Anne Marguerite sur ce premier contrat est très curieuse : « a. m. delahaye de grandval boen de calsgon ». De toute évidence il s’agit d’une mystification, pour ne pas dire d’une usurpation de titre fic-tif, résultant moins d’un puéril caprice que d’un impérieux besoin de « naissance ». On ima-gine le soin mis à inventer et à assembler les éléments d’un patronyme alambiqué à consonance nobiliaire, mêlant le vrai et le faux, mais où le faux serait indétectable pour ne pas risquer d’éventuels ennuis avec une famille portant un patronyme proche. D’où cette invention de « boen de calsgon » invérifiable. L’ajout de « Degrandval » apporte de la crédibilité par son caractère connu et généralisé. Coïncidence : près de la ville natale de sa mère il y a un château du nom de Grandval qu’Anne Marguerite a certainement connu étant jeune, peut-être même visité, qui pourrait être à l’origine de cette « trouvaille » pour l’anoblissement de son nom. On doute qu’Anne Marguerite seule ait pu forger pareil nom et l’on soupçonne fort le notaire, Maitre Duclos Dufresnoy, qui devait être habitué à ce genre de manipulations, de l’avoir aidée en la matière. Manipulation sans risque d’ailleurs qui ne concernait qu’un simple contrat de location. Il en aurait été autrement s’il s’était agi d’un contrat d’achat où la signataire aurait couru le risque de se voir un jour privée de sa propriété, faute de pouvoir faire la preuve que Mlle Lahaye était bien la même personne que Mlle Delahaye de Grandval Boen de Calsgon. Ce nom supposé être prestigieux était destiné sans nul doute, dans l’esprit d’Anne Marguerite et dans celui de son notaire — que l’on devine être un ami intime, peut-être un ex amant — à favoriser son insertion dans le monde auquel elle aspirait ; un monde dans lequel la beauté, le charme, l’esprit, l’éducation d’une femme pouvaient être, le cas échéant, magnifiés par un patronyme prestigieux. Si la beauté, le charme et l’esprit sont innés, les diverses manifestations sociales de la « bonne éducation » s’acquièrent et l’on pense immédiatement aux bienfaits, dans ce domaine, d’une éducation reçue de parents vivant en permanence, de par leur métier de domestiques, en étroite symbiose avec une grande famille. Par mimétisme les parents transmettaient à leur insu à leur progéniture les clés du comportement dans un monde qui n’était pas le leur. Quant à l’entrée dans ce monde elle fut facilitée par le grand brassage social entretenu au sein de la société libertine parisienne. Et la question se pose naturellement : d’où Anne Marguerite tirait-elle, à vingt-huit ans, les revenus nécessaires au paiement du loyer d’un appartement de cette taille, avec une écurie pour trois chevaux, deux soupentes, une chambre de domestique au quatrième étage, dans ce quartier élégant ? Question qui se fait de plus en plus pressante au fur et à mesure que d’autres contrats apparaissent. * Deux ans plus tard, le 29 mars 1786, toujours chez Maître Duclos Dufresnoy, elle signe le contrat d’achat d’une maison au 23 rue Caumartin pour la somme de 60.000 Livres. Il s’agit d’un petit hôtel particulier comprenant une cour, une remise, une écurie, une cave, un rez-de-chaussée, un entresol, un premier et deuxième étage, des combles lambrissés ainsi qu’une aile à droite de même hauteur que le corps de logis mais sans cave. Le tout construit sur un terrain de quarante-sept toises (environ 180 M2) acheté par des investisseurs à Charles Marin de La-haye qui lui-même avait acheté ce terrain et d’autres qui le jouxtaient à l’archevêché de Paris en 1778. Les investisseurs avaient fait construire huit maisons sur leur lot, dont celle vendue à Anne Marguerite. Cette fois-ci le doute n’est plus permis. Anne Marguerite n’avait pas les moyens de s’acheter un bien de ce prix et il est évident que quelqu’un était intervenu pour lui faire ce cadeau. Cu-rieusement une clause du contrat stipule que le prix de vente doit être payé non pas aux ven-deurs mais, sur demande de ces derniers, à Charles Marin de Lahaye (patronyme dont l’homonymie ne manque pas de surprendre). Ce dernier (1736-1790) était un richissime fer-mier général, propriétaire entre autres du fameux hôtel Lambert dans l’île Saint Louis à Paris. La législation de l’époque interdisant les donations entre concubins, on est conduit à interpré-ter ce mode de paiement inhabituel comme un moyen de tourner la loi. Et, de fait, lors de l’ouverture de la succession d’Anne Marguerite en 1822, le mécanisme de la donation déguisée apparaît clairement. La première pièce trouvée par Me Riant dans l’inventaire des papiers de la défunte est précisément la copie de ce fameux contrat “ concer-nant la vente à la défunte par François Marie Ménage de Pressigny et Jean Duclos de Belveder — ce dernier tant en son nom personnel que comme mandataire de Louis Marie Saget — d’une maison sise à Paris rue de Caumartin, actuellement numérotée 23, moyennant la somme de 60.000 Livres, somme déléguée par les vendeurs au sieur de Lahaye, fermier général, à charge pour ce dernier d’en payer…[suit le détail du découpage en trois portions de la somme totale, qui doit être payée à des tiers]. En déduction de laquelle somme totale la défunte a payé, par un contrat qui en porte quittance, la somme de 29.776 Livres et 64 deniers, montant des deux premières sommes déléguées. Quant au dernier terme formant le complément du prix il a été payé par la défunte Demoiselle Lahaye le 15/9/1786, suivant quittance reçue par ledit Me Duclos Dufresnoy dont expédition est inscrite à celle du contrat de vente. Les autres pièces jusque y compris la huitième sont pièces à l’appui de la libération de Mlle Lahaye”. En d’autres termes, à l’issue de ce processus Anne Marguerite se trouve être propriétaire d’une maison dont le prix avait été payé par Charles Marin de Lahaye, ce dernier reconnaissant par deux quittances remises à Anne Marguerite qu’il en avait été remboursé par cette dernière. Mais d’où aurait-elle tenue pareille somme ? Il y a donc là une présomption très fondée de donation motivée par une liaison entre Anne Marguerite et Charles Marin de Lahaye. Toutefois on ne peut pas écarter l’hypothèse où Charles Marin de Lahaye ne soit intervenu que comme simple prête-nom pour le compte du véritable bailleur de fonds, donc du véritable protecteur et amant. Dans ce cas de qui s’agit-il ? En tout état de cause, à supposer que Charles Marin de Lahaye ait été l’amant d’Anne Mar-guerite, il semble exclu qu’il soit le père de la fille qu’Anne Marguerite mettra au monde en mai 1791 : d’abord parce que cette enfant fut conçue en septembre 1790, presque au moment où il mourrait (en décembre), mais surtout parce qu’il existe des présomptions de paternité autrement plus crédibles concernant un autre homme. * En effet, deux ans plus tard, Anne Marguerite signe le 5 septembre 1788 chez Maître Duclos Dufresnoy le contrat d’achat d’une autre maison à Paris, dans le quartier d’Auteuil. Maison plus modeste que la précédente construite sur un terrain d’un demi arpent, achetée à M. Alexandre François Pagny, buvetier de la chambre des requêtes au palais, pour un prix de 12.000 Livres. Ce qui est très remarquable c’est que pour la première fois une clause du contrat indique ex-plicitement qu’un tiers apporte l’argent. En l’occurrence il s’agit de Jean-Baptiste Vandenyver, l’un des grands banquiers de Paris, demeurant rue Vivienne, dont il sera question plus avant. Il est signataire du contrat qui dit ceci : « Monsieur Vandenyver a non seulement acquitté de ses deniers les 12.000 Livres ci-dessus payées au dit vendeur… » et également ceci : « Il est expressément convenu : 1) que dans le cas où ladite demoiselle Delahaye décèderait sans avoir fait le paiement à M. Vandenyver ou à ses ayants-cause de la somme de 12.000 livres payées ou à payer par M.Vandenyver à raison de ladite acquisition, ladite demoiselle Delahaye ne sera censée être acquéreur que de l’usufruit de ladite maison et ses dépendances et M. Vandenyver ou ses ayants-cause acquéreurs de la nue propriété. 2) que les glaces, boiseries et ornements qui pourraient se trouver dans la maison ou le jardin au jour du décès appartiendront à M. Vandenyver ou ses ayants-cause ». Autrement dit, Anne Marguerite pouvait disposer de la maison ou des rentes produites par celle-ci jusqu'à sa mort mais elle ne pouvait pas la léguer à ses héritiers, ceci conformément à la loi et probablement à la pratique de l’époque régissant les relations entre une Libertine et son protecteur. Cette maison n’a jamais été habitée par Anne Marguerite. En effet en juin 1790, à l’occasion d’une autre signature, Anne Marguerite indique demeurer dans sa maison de la rue Caumartin. La maison parait n’avoir été achetée que pour produire des rentes sous forme de loyers. Par ailleurs elle ne figure pas sur l’inventaire de la succession d’Anne Marguerite dressé à sa mort en 1822. Aucun acte de vente n’ayant été trouvé, on peut imaginer, qu’en vertu de la clause contractuelle évoquée ci-dessus, les héritiers de Vandenyver auront récupéré la propriété d’une manière ou d’une autre. * Deux ans passent encore et le 6 juillet 1790 une convention est signée à l’étude de Maître Du-clos Dufresnoy, entre Anne Marguerite et M. Leduc, sellier-bourrelier de la reine et de la mai-son d’Orléans, à propos de la fourniture de voitures et de harnais de chevaux pour la coquette somme de 15.000 Livres. Il est intéressant d’observer que, selon le document, cette somme devait être payée par un nouveau protecteur, M. Joseph François Gaspar Noël Caze de Méry, qui s’y était engagé en signant un billet au porteur arrivant à échéance en octobre 1793. M. Leduc ayant été dans l’impossibilité de recouvrer sa créance, une seconde convention fut si-gnée le 11 août 1795, annulant la première, aux termes de laquelle : Anne Marguerite recon-naissait avoir reçu des fournitures de M. Leduc pour une somme de 15.0000 Livres ; ce dernier acceptait en contrepartie que ce montant lui soit payé par M. Caze de Méry pour le compte d’Anne Marguerite ; M. Leduc déchargeait Anne Marguerite de toute obligation. M. Caze de Méry avait-il remplacé Vandenyver dans le cœur d’Anne Marguerite, ou y avait-il de la place pour deux ? Très peu d’informations ont pu être recueillies sur ce sieur Caze de Méry, en dehors du fait qu’il faisait partie d’une vieille famille de la noblesse, qu’il était che-valier et qu’il est décédé le 1er janvier 1830 à son domicile du 15 rue Caumartin. Il était donc voisin d’Anne Marguerite lorsque celle-ci habitait cette rue. * “Il y a des jours où Paris est très calme, où nous n'avons pas l'air d'être en guerre ou en ré-volution », écrivait un parisien de l’époque. On y faisait même des enfants ; en mai 1791, deux ans après le début de la révolution et alors qu’elle est âgée de trente cinq ans, Anne Marguerite met au monde une fille, à laquelle elle donne ses prénoms. L’acte de baptême indique « née de père inconnu ». Quelque trente ans plus tard cette dernière connaîtra une vie aventureuse en Amérique du sud et une certaine célébrité sous le nom de « Madame Adeline Bonpland ». Le parrain, comme il a été dit, est Charles-Nicolas Duclos Dufresnoy, le notaire chez qui Anne Marguerite a signé tous les contrats ci-dessus mentionnés. On peut se demander comment Anne Marguerite était devenue intime de Charles-Nicolas Duclos Dufresnoy. Etait-ce parce que le père de ce dernier, mort en 1746, était directeur des fermes à Toulouse ? Ou bien fut-elle sa maîtresse ? Personne ne peut répondre, mais ce qui est certain c’est qu’Anne Marguerite était devenue à trente-cinq ans une femme aisée, qui avait fait battre le cœur de personnages importants, qui avait obtenu d’eux son indépendance financière et qui, outre ses amants, possédait de solides appuis dans le grand monde parisien. Tous ces personnages familiers d’Anne Marguerite qui se côtoyaient dans les salons et les clubs parisiens étaient également solidaires face au danger que représentaient les révolution-naires radicaux de ces années de démence, qui envoyaient chaque jour à l’échafaud des char-rettes entières de condamnés. Maître Duclos Dufresnoy, Jean Baptiste Vandenyver, le fils de Charles Marin Delahaye, Regnaud (le futur comte d’Empire), d’autres encore furent tous, à un titre ou à un autre, sur la liste des suspects. Un lieu est susceptible de les avoir tous réunis pour leur permettre d’échapper aux espions et aux dénonciateurs : Croissy sur Seine, un joli village dans une boucle de la Seine aux portes de Paris. C’était un lieu de refuge, au début de la Terreur, pour bon nombre de nobles ou de personnalités menacés par le tribunal révolution-naire. Charles Marin Delahaye y avait une ferme où l’on pouvait demeurer dans un relatif anonymat. Joséphine, la future impératrice qui n’était encore que Mme de Beauharnais, y avait loué une maison à la fin de l’année 1792 pour se mettre à l’abri. Anne Marguerite, menacée peut-être par sa liaison avec Vandenyver, aurait très bien pu séjourner aussi à Croissy, ce qui expliquerait le fait que Joséphine ait connu Adeline « toute petite ». Pendant cette période de folie sanguinaire — entre la proclamation de la République en 1792 et la mort de Robespierre en 1794 — deux de ses intimes périrent sur l’échafaud à quelques jours d’intervalle : Jean-Baptiste Vandenyver, le généreux banquier dont nous parlerons plus loin et Charles-Nicolas Duclos Dufresnoy, son notaire, son confident, le parrain de sa fille, certainement l’un des hommes qui ont le plus compté dans sa vie, celui à qui elle doit son entrée dans le monde parisien, son complice aussi comme lorsqu’il lui fait signer un bail de location avec une extravagante signature destinée à la rehausser socialement, son amant peut-être, dont Greuze nous a laissé un portrait, celui d’un homme distingué et séduisant qui resta célibataire toute sa vie. La mort de Duclos Dufresnoy est particulièrement injuste et absurde. Il fut dénoncé par un fameux révolutionnaire fanatique, un dénommé Héron que l’on retrouvera dans l’affaire Van-denyver, pour avoir aidé financièrement un émigré. Un témoin de l’époque, Baulieu, qui fut emprisonné sans être exécuté, a tenu un journal de l’année 1793, la pire de l’histoire de la révolution, dans lequel il relate les jours passés en prison en compagnie de Duclos Dufresnoy. Ce dernier avait acheté des biens à l’abbé de Barmont, payé pour partie comptant et pour par-tie par un billet à ordre. L’abbé ayant décidé d’émigré céda le billet à ordre à un tiers pour avoir de l’argent et ce tiers se fit payer par Duclos Dufresnoy à l’échéance. L’accusation d’aide financière à un émigré, chose considérée comme très grave, ne repose que sur cela. Pour cette raison, malgré son emprisonnement Duclos Dufresnoy se montrait serein, certain de sortir rapidement. Le jour de l’audience devant le Tribunal Révolutionnaire il avait même commandé chez lui un dîner pour fêter sa libération avec ses amis. « En montant au Tribunal il nous quitta gaiement » dit Baulieu. Et là une chose incroyable se produisit : alors que son avocat avait terminé sa plaidoirie relativement facile, que les jurés s’étaient consultés et que ses amis et domestiques présents dans la salle attendaient sa libération : « un fanatique du nom d’Antonelle se lève, déclame contre l’aristocratie et les intentions contre-révolutionnaires de l’accusé ; une centaines de sans-culottes applaudissent avec fureur et les jurés, dociles exé-cuteurs de la volonté populaire, envoient à la mort celui qu’une demi-heure auparavant ils avaient résolu d’absoudre. Le malheureux Duclos Dufresnoy repassa par la Conciergerie pour aller au dépôt des condamnés et je reçus ses derniers adieux ». * A la même époque Anne Marguerite marque une pause dans la constitution de son patrimoine. Les temps sont durs et incertains, la famine et le froid en hiver font plus de victimes que la guillotine, il faut s’assurer des rentes pour vivre. Elle achète des actions de la fameuse tontine Lafarge, pour elle et sa fille, et elle place un montant de 25.000 livres, pour une durée de huit ans, au taux de 4% net, auprès du sieur Vieupreux, un négociant à Paris qui avait besoin de cette somme pour réaliser une opération immobilière, sous forme de prêt garanti par une hy-pothèque. Il est impossible de ne pas faire le rapprochement entre la naissance de cette fille naturelle et les rentrées d’argent nécessaires à ces placements financiers. Monsieur Olivier Blanc écrit à ce propos : « L’usage voulait que, en cas de grossesse hors mariage, le partenaire masculin fit un geste et établît en faveur de la future mère un viager [rente viagère] variable selon l’importance sociale de la dame. Chez le notaire ces donations déguisées se faisaient sous un faux nom, comme le permettaient l’imprécision de l’état civil et la facilité avec laquelle on obtenait de faux certificats de vie sous la bienveillance des notaires ». Après la tourmente révolutionnaire, au début des années 1800, Anne Marguerite consolide son patrimoine en faisant l’acquisition d’un terrain de 500 M2 à Auteuil contigu au jardin de la maison qu’elle avait achetée en 1788 et en acquérant à la criée (aux enchères) une maison spacieuse avec jardin au Nº 4 de la rue des blanchisseuses (antérieurement rue des gourdes), en bas du quartier de Chaillot, non loin de la Seine, dans laquelle elle résidera jusqu’à son décès. Elle déménage alors de la maison de la rue Caumartin qui est mise en location. Elle achète également en 1806, pour la louer, une petite maison rue de Villiers, sur l’ancien chemin de Neuilly, qu’elle revendra deux ans après pour son prix d’achat, 5.000 F. Mais aucun protecteur n’apparaît dans ces opérations. * 1806. Anne Marguerite marie sa fille âgée de quinze ans et quelques jours. On imagine que ce dut être un grand moment de sa vie. Elle-même vient d’avoir cinquante ans, l’âge du bilan. Venant de bas, restée célibataire, elle avait acquis la liberté et l’indépendance financière, mais à quel prix : beaucoup de calculs parfois sordides pour des conquêtes hasardeuses, des in-trigues alambiquées conduisant à des relations sentimentales ambiguës et fragiles, une vie qui eut ses moments d’éclat mais la plupart du temps passée dans l’ombre d’un homme riche et dans un monde frelaté et décevant fait d’apparences et de faux-semblants ; une vie réduite à la période de la jeunesse avec, très tôt, la perspective de l’abandon et de la solitude. Il est com-préhensible qu’elle ait souhaité par-dessus tout que sa fille ne suive pas la même route qu’elle, qu’elle n’ait pas à passer par où elle avait dû passer. D’où le soin pressant de la marier, dès ses quinze ans, avec quelqu’un qui lui assurerait une existence « normale » pour le reste de sa vie. Le mari fut donc choisi en conséquence : François Boyer, âgé de vingt-huit ans, médecin, chirurgien aux Invalides. C’était un bon parti, originaire d’Albi, ville proche de Toulouse, ce qui laisse supposer que les familles Lahaye et Boyer se connaissaient déjà dans le midi tou-lousain. De fait, la mère d’Anne Marguerite, Jacquette Cassaignol, est native de L’Isle sur Tarn (à l’époque Lille en Albigeois), une petite ville très proche d’Albi. Mais il se peut qu’ils se soient connus à Paris au sein de la communauté toulousaine qui était nombreuse, laquelle aurait pu par ailleurs avoir servi de tremplin pour les débuts d’Anne Marguerite. Voilà donc pour la stabilité sentimentale de la jeune mariée. Pour lui assurer l’autonomie financière, Anne Marguerite la dote d’une rente perpétuelle de 1.200 F. par an. Deux enfants naquirent de cette union : Alexandre en 1809, dont l’existence demeura incer-taine jusqu’à la présente recherche, et Emma en 1810. Très vite il devint évident que le couple marchait mal, à tel point que la jeune mère se réfugia au couvent des sœurs St Michel de la rue Saint Jacques à Paris. Lorsqu’elle en sortit en 1811 elle fit la connaissance d’Aimé Bonpland, célèbre naturaliste qui, au retour d’une expédition avec Humboldt en Amérique latine, était devenu l’intendant du couple impérial à la Malmaison. Le divorce étant de nouveau impossible à partir de la restauration elle obtint néanmoins la séparation de corps et de biens d’avec François Boyer et devint progressivement, aux yeux des tiers, « Madame Bonpland » bien qu’elle n’ait jamais pu se remarier avec ce dernier. Après la mort de l’Impératrice et la chute de l’Empire, Bonpland décida en 1816 de repartir en Amérique latine et de s’établir en Argentine, entrainant avec lui sa compagne et sa fille Emma. En 1821, fait prisonnier par le dictateur du Paraguay, il restera près de dix ans en captivité. C’est alors que « Madame Bonpland » entreprit, depuis Rio de Janeiro où elle s’était établie avec Emma, une véritable croisade en Amérique du sud pour tenter de le faire libérer. Entre 1822 et 1830 les aventures de « Madame Adeline Bonpland » remplirent la chronique des revues de voyages et d’explorations. Pour en revenir à Anne Marguerite, celle-ci assista au naufrage du mariage de sa fille ainsi qu’à sa fugue avec Bonpland en Amérique du sud en novembre 1816. Peu de temps avant d’embarquer au Havre à destination de Buenos Aires, elle eut la visite de cette dernière qui l’avait convaincue d’hypothéquer sa maison du 23 rue Caumartin en garantie du versement de la rente perpétuelle donnée en dot le jour de son mariage, comme en témoigne un acte passé le 16 octobre 1816 devant Me Riant. A son retour en France en 1835, plus de dix ans après la mort de sa mère, Adeline obtiendra la propriété de cette maison qu’elle revendra l’année sui-vante « pour payer les frais de succession ». * Pendant la période 1807-1820 la séduisante Libertine devient progressivement une vieille dame. A-t-elle encore un protecteur ? Rien ne permet de le dire. Elle gère son patrimoine, lit, voit son gendre et Alexandre son petit fils, se réunit avec des amies, profite de la vie de Paris pendant qu’il en est encore temps et soigne les misères de l’âge en compagnie de ses deux domestiques. Et le temps passe, rythmé par les secousses de l’histoire : la fin de la République, la naissance de l’Empire, sa gloire, sa chute, la restauration de la monarchie ; tout cela pour revenir au point de départ. Vers la fin, une préoccupation devait la tourmenter : Adeline, où était-elle, que devenait-elle, pourquoi ce long silence ? A l´âge de soixante-quatre ans, le 13 juillet 1820, dans « sa chambre à coucher éclairée de deux croisées » de sa maison de la rue des blanchisseuses « près de la pompe à feu de Chail-lot », Anne Marguerite dicte son testament à son notaire Me Riant, en présence de deux té-moins, Brutus Laurent Mora et César Bretin, libraires, testament qui est suivi l’année suivante d’un codicille. La lecture de ces deux documents laisse présumer que les relations mère-fille n’étaient pas bonnes. Certes Anne Marguerite ne déshérite pas sa fille qui vit en Amérique du sud et n’a donné aucun signe de vie semble-t-il depuis quatre ans — car cette dernière avait droit légalement à la « réserve héréditaire » — mais elle ne lui laisse que le minimum fixé par la loi. Elle désigne ses deux petits-enfants, Alexandre et Emma, comme étant ses légataires universels — ceci confirmant ce dont on n’était pas certain, c'est-à-dire qu’Adeline avait mis au monde un fils, Alexandre, avant Emma — et elle nomme Maître Nizon, son avocat, comme étant son exécuteur testamentaire. Elle fait également quelques legs, dont l’un de 12.000 F à son gendre Boyer, preuve de l’existence de bonnes relations entre eux, et d’autres de moindre importance à Me Nizon et à deux amies, Mme Beaumont et Mme Descanon veuve Laroche. Ses deux domestiques, un homme et une femme, se voient octroyés chacun une rente viagère de 400 F et 500 F respectivement. L’actif net après les legs, qui s’élève à 70.000 F, est composé principalement de deux maisons, celle qu’elle habitait rue des blanchisseuses et l’autre louée au 23 rue Caumartin. La signature d’Anne Marguerite au bas de son testament est très parlante, même pour un no-vice en graphologie : Un tracé tremblé, déclinant, d’une grande sobriété : « anne la haye ». Nous sommes bien loin du flamboyant « a. m. delahaye de grandval boen de calsgon » de ses jeunes années. Entre les deux la vie a passé et la rayonnante Libertine est devenue une vieille dame tremblante et dé-pressive qui se prépare à la mort. Elle précise qu’elle veut « être enterrée dans une fosse parti-culière » et, chose plus surprenante — dernière coquetterie d’une Libertine ? —, que son corps « soit ouvert en présence des quatre plus anciens chirurgiens de Paris ». * Anne Marguerite décède à Paris le 2 février 1822, à l’âge de soixante-six ans, célibataire, dans sa maison du 4 rue des blanchisseuses (antérieurement rue des gourdes), entourée de ses deux domestiques. Dans l’inventaire de sa succession effectué par Me Riant on retiendra d’abord l’existence d’un paquet de lettres de sa fille datant d’avant le mariage de celle-ci en 1806, ce qui indique que la mère et la fille vécurent séparément à une certaine époque. Chose compréhensible : une Liber-tine devait nécessairement écarter les soucis familiaux et ménagers pour préserver sa liberté et l’on imagine qu’elle avait placé sa fille jusqu’à ses quinze ans dans une famille d’accueil ou dans une institution éducative — d’où la correspondance — âge auquel elle avait organisé un mariage pour que le conjoint prenne le relai. Adeline a sans nul doute reçu pendant sa jeunesse une bonne éducation. Tout ceux qui l’on connue lui reconnaissent de la culture et de l’aisance en société en plus d’indéniables qualités de pianiste et de harpiste. Parmi les autres papiers trouvés on remarque des certificats de soixante actions de la Caisse Lafarge (tontine), en particulier ceux sur la tête d’Adeline dont les dividendes n’avaient pas été touchés faute de «certificat de vie de l’intéressée », des certificats de rentes viagères de la dette publique, des pièces relatives à la séparation de corps de sa fille et François Boyer, le contrat de vente de la maison rue de Villiers, aux thermes sur le chemin de Neuilly, des pièces relatives aux naissances et décès de membres de la famille, des lettres, des notes et rensei-gnements divers. L’inventaire n’évoque pas une vie de luxe, mais plutôt celle d’une vieille dame aisée laissant de l’argenterie et de la vaisselle dépareillées, de vieux meubles, des gravures, des bibelots, du linge et des vêtements usagés, une centaine de livres dont des classiques : La vie des Saints, La vie de Louis XVI, La vie de Marie Antoinette et deux « best-seller » de l’époque : Théo-dore ou le nouvel enfant et Le dentiste des dames ; dans le jardin une voiture à quatre roues et dans l’écurie « un cheval à poil brun entre deux âges » ; à la cave dix bouteilles de vin ; dans sa chambre, celle où elle avait dicté son testament deux ans auparavant : « une cheminée en fonte, un cartel en cuivre avec cadran d’émail blanc, deux flambeaux en cuivre, une pendule de marbre blanc surmontée de deux petits amours (du nom de Schmit, Paris), quatre chaises, deux fauteuils en bois peint gris foncé tapissés de cuir, une chaise percée en bois de noyer et couverte en toile grise à roulettes à équerre, un nécessaire en bois de rose, un secrétaire en acajou de quatre tiroirs, un commode en acajou de trois tiroirs, quatre rideaux de croisées bor-dés de franges et contenant chacun un « L » et un dessin, quatre gravures et deux portraits en bois doré dont un représentant un enfant et une femme, deux rideaux en soie de perse, une couchette à deux dossiers en noyer à roulettes, deux matelas, un lit de plume, une table ronde en acajou et dessus en marbre, deux pistolets d’arçon ». A l’exception du « L » de Lahaye et du dessin brodés sur les rideaux destinés à suggérer l’idée d’une origine noble il s’agit d’un inventaire comme on en trouverait chez de nom-breuses « rentières » de l’époque, vivant confortablement mais sobrement à la fin de leur vie, au milieu de leurs souvenirs. A propos de la succession il faut noter que le gendre d’Anne Marguerite, François Boyer, animé sans doute par le souci de préserver les intérêts de son fils Alexandre dont il était le tuteur, fit une surprenante déclaration datée du 4 juin 1822 à l’étude de Me Riant, dans la-quelle il affirmait sans preuves que la fille de la défunte, Adeline, « était décédée aux colo-nies » (sous entendu Emma, la fille de celle-ci, aussi) et qu’Alexandre était de ce fait « le seul héritier légataire universel ». Or Adeline était bien vivante. Par une étrange coïncidence, au moment-même où sa mère agonisait à Paris, elle recevait à Rio de Janeiro, où elle résidait depuis peu après avoir quitté l’Argentine, la visite du consul de France venu lui annoncer que son mari, Aimé Bonpland, venait d’être séquestré dans le nord de l’Argentine par le dictateur du Paraguay. Ce fut le point de départ du fameux voyage qu’elle entreprit pour le faire libérer, voyage qui la rendra célèbre avant qu’elle ne sombre dans l’oubli. Elle reviendra en France en 1835 et mourra seule et dans l’anonymat en 1871 dans un petit village de Sologne, Cellettes, sans que personne ne sache rien à ce jour des quarante dernières années de sa vie. Jean-Baptiste Vandenyer Lorsqu’il arriva de sa Hollande natale à Paris en 1752 à l’âge de vingt-six ans Jean-Baptiste Vandenyver était loin de se douter de ce qui l’attendait. Pourtant tout débuta fort bien : fortu-né de naissance, devenu citoyen français, il créait quelques années plus tard sa banque après avoir épousé une jeune fille de la bourgeoisie parisienne, Marie-Anne Charlotte Pignard. De cette union naquirent une fille, Anne Françoise, et deux fils : Edmée Jean Baptiste et Antoine Auguste. En 1761, alors âgé de trente-cinq ans, Jean-Baptiste Vandenyver fonda avec son frère cadet Guillaume la banque « Vandenyver frères et Cie » qui reprenait les affaires d’une autre banque connue sous la raison « Gaujon, Goossens et Cie » dans laquelle il avait fait ses débuts comme associé en 1756. Le siège de la banque se situait au 24 rue Vivienne, près de la bourse. Dès le début il fut évident que c’était Jean-Baptiste qui dirigeait l’affaire, le cadet préférant rester dans l’ombre en tant qu’actionnaire. Plus tard, lorsqu’ils furent en âge de l’aider, les deux fils rejoignirent la banque aux côté de leur père. Très rapidement la banque acquit de l’importance. Les frères Vandenyver avaient de la fortune et l’aîné, Jean-Baptiste, se révéla très tôt être un remarquable développeur d’affaires. Grâce à ses compétences et ses qualités d’homme du monde les portes s’ouvrirent devant lui, celles de l’aristocratie, de la grande bourgeoisie, des financiers (fermiers généraux entre autres), des ministres des finances successifs, des riches étrangers installés en France et des hollandais fortunés percevant des rentes en France que la banque encaissait et plaçait pour leur compte. A son apogée la banque était devenue un conglomérat constitué d’une banque d’affaires et de nombreux services annexes gérés par divers bureaux installés à l’étranger et couvrant des activités aussi diverses que le crédit, le change, le placement de fonds publics, les opérations de bourse et de commerce international, la participation aux grandes affaires dans le domaine de l’armement maritime, l’industrie et les assurances. Jean-Baptiste Vandenyver fut un homme respecté et écouté dans le monde de la finance et des affaires. Il était en 1778, puis entre 1789 et 1793, administrateur et actionnaire de la Caisse d’escompte (ancêtre de la Banque de France et de la caisse des dépôts et consignations), administrateur de la Compagnie des Indes, juge suppléant, en 1792, au tribunal de commerce. C’était également un grand investisseur foncier à Paris, propriétaire de quantité d’immeubles et de maisons dans les meilleurs quartiers. On ne lui connaissait pas d’activité politique bien que son fils ainé et son gendre aient fait partie à un moment donné du Club des Jacobins. Pendant les trente années qui s’étaient écoulées entre 1760 et 1790 Jean-Baptiste Vandenyver était devenu richissime, il avait pignon sur rue, il avait réussi. Il avait la soixantaine quand il rencontra Anne Marguerite. * Tout porte à croire que cette rencontre s’était faite par l’intermédiaire du notaire Duclos Du-fresnoy, le parrain d’Adeline, l’homme de confiance d’Anne Marguerite. Rencontre fortuite ou arrangée ? Personne ne peut répondre. Ce qui est certain c’est que les deux hommes tra-vaillaient ensemble à l’époque sur l’épineux problème du sauvetage financier de la Compagnie des Indes, qu’ils devaient se voir très souvent, d’autant que leurs bureaux étaient situés l’un près de l’autre dans la rue Vivienne et que c’est dans ce contexte qu’Anne Marguerite fut présentée à Jean-Baptiste Vandenyver par Duclos Dufresnoy. Ce dernier avait-il été lui-même amant d’Anne Marguerite ? C’est possible, voire probable. De là un attachement de longue durée qui explique qu’il ait toujours cherché à l’aider, même dans des circonstances rocambo-lesques comme l’invention d’une signature prestigieuse pour la location d’un appartement à ses début. Il devait y avoir beaucoup de connivence entre eux, beaucoup de confiance et de reconnaissance aussi de la part d’Anne Marguerite qui l’avait choisi comme parrain de sa fille. Bref, en 1787 Duclos Dufresnoy passait beaucoup de temps avec Jean-Baptiste Vandenyver sur le dossier de la compagnie des Indes et, l’année suivante, ce dernier offrait à Anne Mar-guerite une maison située dans le beau quartier d’Auteuil. On connaît les détails : un contrat fut signé chez Me Duclos Dufresnoy aux termes duquel Jean-Baptiste Vandenyver payait la maison qui était mise au nom d’Anne Marguerite, cette dernière n’en ayant que l’usufruit tant qu’elle n’aurait pas remboursé le prix à Vandenyver. Au cas où elle décèderait avant d’avoir effectué le remboursement la maison reviendrait à Vandenyver ou à ses héritiers. * En 1791, deux évènements importants marquent la vie de Jean-Baptiste Vandenyver. D’une part il se retire des affaires et cède la banque à ses fils, tout en se réservant la gestion de la fortune d’un seul client, la fameuse Mme du Barry. D’autre part Anne Marguerite met au monde une fille, dont l’acte de baptême mentionne « née de père inconnu ». Et la question se pose immédiatement : Jean-Baptiste Vandenyver — qui était indubitable-ment le protecteur et donc l’amant d’Anne Marguerite en 1788 lorsqu’il lui a acheté la maison d’Auteuil —, était-il également le père biologique de la jeune enfant, la future Adeline Bon-pland ? Pour tenter d’y répondre il faut considérer les dates : l’enfant est née en mai 1791, elle a donc été conçue aux alentours de septembre 1790. Or en juin 1790 un autre protecteur, Caze de Méry, offrait à Anne Marguerite une calèche et des harnais pour un montant de 15.000 Livres, sans que l’on sache si Anne Marguerite avait rompu avec Vandenyver ou si elle main-tenait une liaison avec les deux. Le doute quant à la paternité est donc permis, d’autant que Caze de Méry interviendra une seconde fois en 1795, pour solder l’opération mentionnée, preuve que les liens qui l’attachaient à Anne Marguerite subsistaient. Mais comme on le verra plus loin, Anne Marguerite avait une idée bien tranchée sur la question. Ce qui est également certain c’est que peu après la naissance de sa fille, Anne Marguerite reçut de l’argent — on ne sait de qui — qu’elle plaça dans des actions de la Caisse Lafarge et dans un prêt à un investisseur immobilier. On sait également que Jean-Baptiste Vandenyver était en relation d’affaires avec le sieur Lafarge et que le contrat de prêt fut signé chez Me Duclos Dufresnoy, mais cela ne constitue pas une preuve qu’il ait été le bienfaiteur. En tout état de cause le père, quel qu’il soit, entendait conserver l’anonymat tout en ayant fait le nécessaire pour doter Anne Marguerite de rentes complémentaires lui permettant de subvenir aux frais d’éducation et de bouche de son enfant. * A partir de ce moment la vie de Jean-Baptiste Vandenyver va basculer. Il est pris dans les tourbillons de l’Histoire, et ceci par un curieux hasard qui le relie à une célébrité, Mme du Barry, dont il était le banquier depuis peu. Pour comprendre la suite il faut se souvenir du contexte des années 1792 – 1794. Le gouver-nement révolutionnaire menait à cette époque deux guerres simultanées : l’une contre les ten-tatives d’invasion de la coalition des monarchies européennes cherchant à abattre la Répu-blique Française, l’autre contre le soulèvement des partisans du roi dans plusieurs provinces de France. Situation dramatique exigeant une mesure d’exception ; ce fut la création d’un Tri-bunal Révolutionnaire dans chaque département, exclusivement chargé de poursuivre, juger et châtier les « ennemis de la Révolution ». Tribunal d’exception donc, en marge des tribunaux ordinaires qui continuaient à fonctionner, à vocation éminemment politique et dont les déci-sions prises collégialement par des magistrats et des jurés étaient sans appel. Etant donné la nature des infractions jugées seulement trois décisions étaient possibles : l’acquittement, la déportation ou la mort. Ces tribunaux firent régner la terreur à partir de 1793. A Paris le Tribunal Révolutionnaire siégeait au premier étage de la prison de la Conciergerie, dans l’île de la cité, non loin de la place de la Révolution [place de la Concorde] où était dres-sée en permanence la guillotine. Ce tribunal qui fonctionna d’une manière cruelle, implacable et souvent injuste n’était en réalité que l’instrument répressif du Comité de Sécurité Générale — la police politique du régime — lui-même sous la coupe d’un autre comité, le Comité de Salut Public, qui exerçait le pouvoir exécutif sous le contrôle de la Convention, l’assemblée des parlementaires très vite dépassée par les évènements et dont les membres vivaient dans la terreur des décisions des juges qu’ils avaient nommés. * C’est dans ce contexte qu’apparaît Madame du Barry. Dernière des favorites de Louis XV, de basse extraction mais anoblie par un mariage arrangé pour qu’elle soit digne du roi, la comtesse du Barry avait dû quitter la cour de Versailles à l’avènement de Louis XVI en 1774 car elle était mal vue de la nouvelle reine, Marie Antoinette. Elle avait alors trente ans et un ans. Après un court exil au couvent elle obtint l’accord du roi pour s’installer au château de Lou-veciennes, dont Louis XV lui avait donné l’usufruit. Cette résidence, située dans un grand parc surplombant la Seine entre Versailles et Paris, lui plaisait. La jeune peintre Louise Elisabeth Vigée Lebrun qui fit plusieurs portraits d’elle et qui devint son amie la présente ainsi : « C’est en 1786 que j’allai, pour la première fois, à Louveciennes, où j’avais promis de peindre Madame du Barry, et j’étais extrêmement curieuse de voir cette favorite, dont j’avais si souvent entendu parler. Madame du Barry pouvait avoir alors qua-rante-cinq ans environ. Elle était grande sans l’être trop ; elle avait de l’embonpoint ; la gorge un peu forte, mais fort belle. Son visage était encore charmant, ses traits réguliers et gracieux ; ses cheveux étaient cendrés et bouclés comme ceux d’un enfant ; son teint seulement com-mençait à se gâter. Elle me reçut avec beaucoup de grâces, et me parut avoir fort bon ton ; mais je lui trouvai plus de naturel dans l’esprit que dans les manières : outre que son regard était celui d’une coquette, car ses yeux allongés n’étaient jamais entièrement ouverts, sa pro-nonciation avait quelque chose d’enfantin qui ne seyait plus à son âge ». Ayant été autorisée à conserver ses biens personnels et ses rentes viagères constituées du temps de Louis XV elle vivait agréablement à Louveciennes depuis une vingtaine d’années aux côtés de l’homme avec qui elle avait choisi de passer la dernière partie de sa vie, le duc de Brissac, lorsque un événement vint bouleverser le cours de son existence. Dans la nuit du 10 au 11 janvier 1791, alors qu’elle se trouvait à Paris chez le duc de Brissac, des cambrioleurs venus de la capitale s’introduisirent dans son château et dérobèrent des dia-mants et des bijoux d’une valeur considérable. La nouvelle se répandit comme une trainée de poudre et ce qui en temps ordinaire aurait été une simple anecdote de la vie mondaine prit d’un seul coup, dans le monde révolutionnaire, l’allure d’un scandale : comment cette an-cienne courtisane pouvait-elle avoir pareille fortune ? Dès lors on ne la lâcha plus. Les voleurs ayant été arrêtés à Londres Mme du Barry effectua, entre février 1791 et mars 1793, quatre voyages en Angleterre pour tenter de récupérer ses bijoux. Mais la procédure judiciaire contre les voleurs était compliquée et elle n’y parvint pas. Durant ces voyages, ef-fectués aux pires moments de la révolution, elle commit l’imprudence de se réunir avec des émigrés et des hommes politiques anglais, en particulier Pitt, et de procéder à divers paiements qui ne passèrent pas inaperçus. Pendant ses séjours en Angleterre Jean-Baptiste Vandenyver avait correspondu avec elle à propos de la gestion de sa fortune et des instructions de remise de fonds à des tiers qu’elle lui avait données. Au cours de l’été 1793 un anglais vivant en France et farouche révolutionnaire, George Greive, fut chargé de réunir des preuves contre elle. Il créa un club de délateurs à Louve-ciennes parmi lesquels figuraient ses serviteurs, en particulier son homme de confiance Sale-nave et son jeune page originaire du Bengale Zamor. Accusée d’émigration illégale, de mission secrète et d’intelligence avec l’ennemi Mme Dubarry fut incarcérée le 22 septembre 1793 à la prison de Sainte Pélagie de Paris. * De son côté Jean-Baptiste Vandenyver connut le cachot, un peu avant Mme du Barry, pour d’autres motifs. A la suite du vote d’un décret contre les étrangers il fut arrêté, avec ses deux fils, une première fois le 1er août 1793. A défaut d’un portrait du père, resté introuvable à ce jour — où l’on s’attendrait à voir un géant nordique blond — la fiche signalétique établie par la prison de Sainte Pélagie nous indique ceci : « Jean-Baptiste Vandenyver : taille de cinq pieds un pouce et demi [1,66 m], cheveux, sourcils et barbe bruns, portant perruque, yeux bleu, nez et bouche moyenne, visage ovale, menton rond et relevé, front découvert ». Les trois hommes furent libérés quelques jours après, mais le 7 septembre 1793, à la suite d’un autre décret concernant cette fois les biens des ennemis de la Révolution et des « manieurs d’argent », le fils aîné Edmée Jean Baptiste fut de nouveau conduit en prison. Dix jours plus tard il était relâché. Ce n’était toutefois que le début de leur calvaire. Le 11 octobre 1793 le Comité de Sûreté Générale (la police politique, la terreur des citoyens et des membres de la Convention) ordonna l’arrestation de toute la famille Vandenyver : le père, la femme et les deux fils furent incarcérés à la prison de La Force pendant qu’on perqui-sitionnait leur domicile. Une semaine plus tard entrait en scène un curieux personnage, Héron, un ancien officier de marine marchande devenu membre du Comité de Sureté Générale. C’était un délateur né — profitant de son rôle dans le comité de sureté générale il avait dénoncé son propriétaire et des voisins — vivant dans une exaltation permanente qui frisait la paranoïa et qui nourrissait une haine contre bon nombre d’humains en particulier les banquiers. De même que Greive s’acharnait sur Mme du Barry il s’était mis à poursuivre d’un zèle maladif les Vandenyver. Les deux hommes finirent même par unir leurs efforts afin que les procès de Mme du Barry et des Vandenyver n’en forment qu’un seul au prétexte que, bien qu’il existât pour les Vandenyver des chefs d’accusation spécifiques, ces dernier étaient également accusés d’avoir financé les crimes contre la République commis par Mme du Barry. A son tour, le gendre de Jean-Baptiste Vandenyver, M. Villeminot, qui travaillait également à la banque Vandenymer, fut considéré comme suspect par Héron qui obtint son incarcération à La Force. Une perquisition à son domicile fit apparaître cinquante cinq lettres, dont trente-cinq écrites en hollandais et deux en allemand, « relatives à des affaires de banque et inscription au Grand Livre de la nation des capitaux étrangers placés dans les fonds de France ». Tant Villeminot que les Vandenyver protestèrent et firent état de leur civisme, mais en vain. Après trois semaines d’emprisonnement les Vandenyver reçurent la visite à La Force de deux délégués du Comité de Sureté Générale venus les interroger, MM. Voulland et Jagot. Dès lors il devint clair que les menaces d’accusation à leur encontre portaient sur deux sujets : leurs relations avec Mme du Barry — et en particulier l’aide financière qu’ils avaient pu lui apporter dans la réalisation de « ses menées anti révolutionnaires » en Angleterre — et l’affaire de La Havane qui ne concernait que Vandenyver père et dans laquelle Héron était directement impliqué. En ce qui concerne le premier point, Jean-Baptiste Vandenyver indiqua qu’il connaissait Mme du Barry depuis trois ans et que cette dernière lui avait été présentée par M. Duruey, banquier de la cour, qui ne souhaitait plus continuer à s’occuper de ses affaires. Les deux enquêteurs insistèrent beaucoup sur les paiements à des tiers réalisés par la banque Vandenyver à la de-mande de Mme du Barry lors de ses différents voyages en Angleterre. L’autre affaire, celle de La Havane, remontait à 1784. Héron avait alors été chargé par Ca-lonne, le contrôleur général des finances du roi, d’affréter un navire et de rapporter de La Ha-vane [Cuba] un million de piastres, somme correspondant au remboursement d’un prêt que le roi de France avait fait au roi d’Espagne. Le Trésor espagnol ne pouvant pas payer cette somme Héron repartit les mains vides. Il écrivit alors à son retour un virulent pamphlet intitulé « Complot d’une banqueroute générale de la France, de l’Espagne… », dans lequel il dévoilait une vaste conspiration destinée, à ses yeux, à provoquer l’effondrement du système bancaire européen. Il y signalait également les organisateurs de cette opération, parmi lesquels des agioteurs et des banquiers. C’est donc tout naturellement vers ces derniers qu’il déversa sa hargne en sa qualité de membre du Comité de Sécurité Générale lorsque l’occasion se présen-ta. Sur ce point, Jean-Baptiste Vandenymer s’efforça de démontrer, avec force détails, que le soi-disant complot de banqueroute évoqué par Héron relevait du roman. * Le Comité de Sécurité Générale fut d’un avis différent. Le 1er frimaire an II (21 novembre 1793) il fit traduire devant le Tribunal Révolutionnaire Mme du Barry et les trois Vandenyver, le père et les deux fils. L’accusateur public, le redouté Fouquier Tinville qui décidait de tout au tribunal et qui avait, entre autres, envoyé quelques mois auparavant Marie Antoinette à la guillotine, reçut immé-diatement les pièces d’accusation et, quelques jours plus tard, les conclusions de l’interrogatoire mené par un juge du tribunal. Il prononça son réquisitoire devant le Tribunal Révolutionnaire le 6 décembre 1793. Usant de son habituelle rhétorique inquisitoire et déclamatoire il fustigea d’abord « la maî-tresse du Sardanapale moderne [c'est de Louis XV qu'il s'agit] » avant de s’en prendre aux Vandenyver : « …Qu'il résulte encore des pièces que la caisse des nommés Vandenyver père et fils était un trésor inépuisable, et que ces agioteurs fameux versaient l'or à grands flots sur les émigrés en remettant des sommes immenses à la Dubarry, lors de ses voyages en Angleterre, pour leur être délivrées; et que ce sont ces perfides étrangers qui avaient fait passer à Amsterdam les diamants de cette dernière pour y être convertis en numéraire ; Que sous le stupide prétexte de son procès [pour la récupération de ses bijoux à Londres], ils lui donnèrent une lettre de crédit de six mille livres sterling, lors de son voyage en Angleterre, en 1791 ; que pour un autre voyage ils lui en donnèrent une de deux mille livres sterling, une autre en 1792 de cinquante mille livres sterling et enfin une autre illimitée ; que les Vandeny-ver ont aussi fourni les deux cents mille livres pour Rohan-Chabot [contre révolutionnaire vendéen] de la part de la Dubarry et deux cents autres mille livres pour le ci-devant évêque de Rouen, Larochefoucault [autre contre révolutionnaire] ; qu'il est à remarquer que ce dernier prêt s'est fait par les ordres de la Dubarry, pendant son séjour à Londres, que ces manœuvres constatées au procès sont trop grossières pour qu'il soit possible de résister à la persuasion intime qui naît naturellement que ces sommes prodigieuses n'étaient destinées que pour les émigrés, qu'ils étaient si bien accoutumés à ce manège qu'ils partageaient avec la majeure partie des autres banquiers de Paris ce qui nous a causé tant de mal; Qu'ils fournirent encore des fonds à la Dubarry postérieurement à la loi contre les émigrés, et qu’ils la rangeaient dans cette classe, puisque, par leur lettre du mois de novembre 1792, ils lui conseillèrent de rentrer en France, parce que, est-il dit dans cette lettre, les décrets de la Convention Nationale sont fulminants contre les sujets absents qu'on qualifie tous d'émigrés ; Que ce qui prouve encore d'une manière irrésistible que les Vandenyver ont toujours été les ennemis de la France, à laquelle ils ne tenaient que par intérêt, c'est qu'ils étaient complices du complot abominable qui exista en 1782, entre le dernier de nos tyrans et celui d'Espagne, pour opérer une banqueroute chez les deux nations et engloutir la fortune publique, que par suite de cet agiotage infernal Vandenyver, Pierre La Laune, Girardot, Haller, Le Coulteux et Antoine Pacot, mort en 1786, sont devenus propriétaires d'un mandat au porteur, ou cédule, d'un mil-lion de piastres fortes tiré par le roi d’Espagne sur son trésor de la Havane (dans lequel il n'y avait pas un sol) ladite cédule à l'ordre des banquiers Cabarrus et Laloune, négociants à Ma-drid, le sept décembre 1782, et que par un revirement de finance, que l'on peut qualifier de brigandage effréné, dans lequel ils firent un profit connu d'eux seuls, on voit l'exécrable Ga-lonné [Calonne] devenir à son tour propriétaire de cette inscription fantastique, qu'il noya dans l'emprunt des rentes viagères créées en 1783; Qu'enfin, pour combler tant de forfaits ténébreux, les Vandenyver père et fils sont prévenus de s'être trouvés au nombre des chevaliers du poignard, dans la journée du 10 août, et d'avoir tiré sur le peuple ». Le lendemain de ce réquisitoire, le Tribunal Révolutionnaire prononça son jugement : Mme du Barry et les trois Vandenyver étaient considérés auteurs ou complices « de machinations et intelligences avec les ennemis de l’Etat et leurs agents, pour les engager à commettre des hos-tilités, leur indiquer et favoriser les moyens de les entreprendre et diriger contre la France, notamment en faisant à l’étranger sous des prétextes préparés, divers voyages pour concerter avec ses ennemis […] en leur fournissant à eux ou à leurs agents des secours en argent ». En conséquence de quoi le tribunal les condamna à la peine de mort, ordonna la saisie de leurs biens au profit de la République et fixa le terme et le lieu de leur exécution : dans les vingt-quatre heures, place de la Révolution (aujourd’hui place de la Concorde). A l’énoncé du ver-dict Mme du Barry fut prises d’une crise de nerf et s’évanouit. * Le jour suivant, le 18 frimaire an II (8 décembre 1793), trois charrettes transportant dix-huit condamnés à mort sortirent vers quatre heures de l’après-midi de la Conciergerie. La nuit commençait à tomber ; le retard était dû au fait que Mme du Barry avait, dans la matinée, de-mandé à faire une déclaration écrite dans laquelle elle avait dressé la liste de tous les éléments de sa fortune qu’elle s’engageait à donner à la République, pensant ainsi échapper au châti-ment. Sa demande ne fut même pas considérée. Les trois Vandenyver et Mme du Barry, ainsi que trois autres condamnés, se trouvaient dans la seconde charrette. Selon le récit de témoins Mme du Barry, d’abord prostrée, se mit à sangloter dans la rue Saint Honoré puis à crier de plus en plus fort à l’approche du lieu d’exécution, tandis que les Vandenyver l’encourageaient à prier. A quatre heures et demie les charrettes arrivèrent au pied de la guillotine dressée sur la place de la Révolution. Les occupants de la première charrette furent décapités les uns après les autres. On appela alors les occupants de la seconde charrette qui furent mis en ligne au pied de l’escalier de bois. Mme du Barry, vêtue de blanc, monta en se débattant et en criant l’escalier humide du sang de la guillotine, maintenue par l’aide-bourreau. Il fallut la mettre de force sur la planche. Le couperet tomba, les cris s’arrêtèrent. Les Vandenyver grimpèrent à leur tour les marches, l’un après l’autre, après avoir prié et s’être embrassés. Jean-Baptiste Vandenyver, qui fut exécuté le premier, était alors âgé de soixante-sept ans et ses deux fils, Edmé Jean-Baptiste et Augustin, de trente-deux ans et vingt-neuf ans respecti-vement. Il laissait une veuve qui fut libérée de prison neuf mois plus tard en même temps que son gendre Villeminot et son frère cadet Guillaume François Eugène Vandenymer qui, bien que retiré des affaires depuis longtemps, avait lui aussi été inquiété. * Jean Baptiste Vandenyver laissait également Anne Marguerite, âgée de trente-sept ans, et la fille de cette dernière, la future Adeline, âgée de deux ans et demi. Durant sa détention il avait reçu plusieurs lettres d’Anne Marguerite selon les dires de cette dernière. Pour l’inciter à re-connaître sa paternité pendant qu’il était encore temps ? A supposer qu’elle l’ait fait, il est évident que Jean-Baptiste Vandenyver avait d’autres priorités : sauver sa tête et celle de ses fils et ne pas aggraver, par l’aveu d’une infidélité, le désespoir de sa femme prisonnière par sa faute ; sans parler du fait qu’il pouvait avoir des doutes raisonnables quant à sa paternité : la jeune enfant avait été conçue en 1790, période proche de celle où Anne Marguerite bénéficiait des faveurs de M. Caze de Méry, situation que Vandenyver devait probablement connaître dans un Paris où tout se savait. Et par-dessus tout il pouvait avoir la conscience tranquille : par l’achat de la maison et les derniers dons en espèces ayant permis l’achat des actions Lafarge et le placement sous forme de prêt, il avait donné à Anne Marguerite les moyens d’élever sa fille, mais sans que cela puisse être légalement considéré comme une reconnaissance implicite de paternité. Jean-Baptiste Vandenyver ne reconnaîtra donc jamais sa paternité de son vivant. Il ne laissera pas non plus de reconnaissance posthume. L’histoire aurait pu s’arrêter là et la question de l’identité du « père inconnu » aurait été maintenue à jamais dans le domaine des énigmes. Mais il en fut autrement. * La recherche historique dépend parfois plus de la chance que de la méthode et ce qui suit en est une parfaite illustration. Pendant la Révolution les tribunaux révolutionnaires qui alimentaient les guillotines dissémi-nées sur tout le territoire n’étaient que des juridictions d’exception à côté desquelles les tribu-naux civils ordinaires continuaient à fonctionner pour trancher, non pas les têtes, mais les li-tiges entre particuliers. Le fonctionnement des institutions judiciaires ordinaires pendant une période aussi troublée ne pouvait pas manquer de piquer la curiosité des chercheurs et c’est ainsi qu’un magistrat de la Cour de Cassation, M. Casenave, avait entrepris de recenser tous les jugements rendus par le Tribunal de la Seine [Paris] entre 1791 et 1800, pour en faire une étude exhaustive. Nous étions à ce moment-là en 1869 et M. Casenave disposait dans son bu-reau personnel de la rue Bellechasse à Paris d’un volumineux dossier comportant le résumé qu’il avait établi de toutes les décisions judiciaires prises à Paris pendant la période révolu-tionnaire. Deux ans plus tard, en 1871, toutes les archives du palais de justice de Paris, donc toutes les minutes des jugements, brûlaient dans un grand incendie déclenché par une autre révolution, celle de la Commune de Paris. Par bonheur, il restait les résumés de M. Casenave. Ces derniers furent publiés longtemps après, en 1905, par un autre magistrat de la Cour de Cassation, M. Douarche qui les avait reçus des héritiers de M. Casenave. Et c’est là que se produit la surprise. Parmi tous ces jugements on trouve celui de « la ci-toyenne Delahaye Degranval contre la veuve Vandenyver ». Nous découvrons alors que, peu après l’exécution de Jean-Baptiste Vandenyver, Anne Marguerite avait, sous le nom de Dela-haye Degrandval, saisi la justice d’une demande de recherche de paternité, non à l’encontre de l’intéressé Jean-Baptiste Vandenyver qui était mort mais, comme le prévoyait la loi dans ce cas-là, contre les héritiers, c'est-à-dire Mme veuve Vandenymer et les enfants de sa fille dé-cédée (mariée avec Villeminot) ; les autre héritiers potentiels, les deux fils Vandenyver, ayant eux-mêmes disparu avec leur père. Le tribunal civil de Paris se prononça le 20 octobre 1795. Il donnait gain de cause à Anne Marguerite : « le tribunal déclare Jean-Baptiste Vandenyver père de ladite Anne Marguerite [la future Adeline Bonpland], née le 12 mai 1791, autorise Anne Marguerite à faire rectifier son acte de naissance…. et condamne ladite [veuve] Vandenyver à remettre à la citoyenne Grandval le tiers de la portion à laquelle aurait eu droit ladite mineure si elle était née dans le mariage ». A ce moment Anne Marguerite et Adeline étaient potentiellement très riches. Et le problème du « père inconnu » était résolu. Mais deux ans plus tard, en 1797, coup de théâtre : le jugement était annulé en appel ; « …attendu que la loi du 12 brumaire an II (2/11/1793) interdit pour l’avenir toute recherche de paternité non avouée ; que Vandenyver a survécu plus d’un mois à cette loi… qu’en sup-posant que Vandenyver n’ait pas connu la loi du 12 brumaire à cause de sa détention, [attendu que] la citoyenne Delahaye-Grandval ne rapporte ni preuve ni commencement de preuve ten-dant à établir que son enfant ait eu la possession d’état de fille naturelle dudit Vandenyver, et que les faits par elle articulés ne prouveraient pas qu’il ait donné des soins continus à l’entretien et à l’éducation de l’enfant à titre de paternité ; le tribunal déboute la citoyenne Delahaye-Grandval de ses demandes ». * Et la question se pose de nouveau : Jean-Baptiste Vandenyver est-il le père d’Adeline ? Beaucoup d’éléments vont dans ce sens. D’abord, il est incontestable qu’il fut le protecteur et donc l’amant d’Anne Marguerite à une époque proche de la naissance de l’enfant et, même en assumant qu’il y ait eu plusieurs pères possibles, c’est lui qu’elle avait désigné. Elle devait donc avoir de bonnes raisons, même si l’on ne peut pas écarter le motif financier, car de tous les pères potentiels c’était probablement lui le plus riche. Par ailleurs, le premier jugement (1795) donne raison à Anne Marguerite : il devait donc exis-ter des arguments très concrets et très solides pour que le tribunal ait statué sans ambiguïté dans ce sens. Mais ces arguments nous ne les connaîtrons jamais ; ils étaient dans les archives judiciaires détruites dans le grand incendie de 1871 et M. Casenave ne nous a laissé que les conclusions des jugements, sans les attendus. Alors pourquoi ce revirement en appel ? Là encore, du fait de la destruction des archives, on ignore les raisons pour lesquelles les magistrats de seconde instance ont démenti leurs col-lègues de première instance. Cependant il parait probable que deux facteurs aient joué. D’abord la qualité du défenseur des intérêts de la veuve Vandenyver et du gendre Villemi-not (père et tuteur des petits enfants de Jean-Baptiste Vandenyver) : Maître Bellart, un avocat brillant et redouté dont l’habileté était légendaire, capable de retourner les situations les plus compromises. Un de ses collègues disait de lui : « à force de philanthropie et de subtilité il élève souvent l’accusé le plus convaincu à la hauteur de l’honnête homme et il enveloppe quelquefois d’un doute embarrassant pour le juge les faits de la plus complète évidence ». Mais le facteur explicatif le plus important semble être le changement de législation intervenu entre les deux jugements : en renversant la charge de la preuve la nouvelle loi rendait beaucoup plus difficile, voire impossible dans certains cas, l’obtention de la reconnaissance de paternité. En l’occurrence, lors du premier procès, toutes les aides financières réelles mais dissimulées de Jean-Baptiste Vandenyver en faveur d’Anne Marguerite ont vraisemblablement été considérées comme une preuve de liaison intime entre les deux personnes et, par voie de conséquence, comme une présomption irréfragable de paternité ; mais elles devinrent sans valeur au regard de la nouvelle loi qui ne prenait en compte que les versements d’argent officiels, continus, et spécifiquement affectés à l’éducation et aux frais de bouche de l’enfant. Les libéralités de Jean-Baptiste Vandenyver à l’égard d’Anne Marguerite étaient trop géné-rales et trop masquées pour pouvoir être retenues à charge contre lui dans le cadre de la se-conde loi. Il n’existe à ce jour aucune piste de paternité autre que celle de Jean-Baptiste Vandenyver. Adeline, le fruit du libertinage Adeline connaissait-elle ce que nous savons maintenant : la vie qu’avait menée sa mère, l’identité de son père biologique, qu’elle-même était le fruit du libertinage ? Très probablement oui. Elle avait vu, puis deviné et enfin compris avec l’âge les dessous de l’existence de sa mère, Anne Marguerite. Et cette dernière ne pouvait pas éluder la question de l’identité de son père biologique puisque la question de la paternité de Jean-Baptiste Van-denyver avait été rendue publique par le procès. Adeline connaissait donc tout ce que nous avons appris au cours de la recherche, mais elle s’est efforcée de tout cacher pendant toute sa vie. Sauf à un homme, Bonpland, à qui elle avait très probablement été obligée de dire la vérité, peut-être un peu édulcorée. Raison pour laquelle celui-ci maintint toujours l’hermétisme le plus complet sur le sujet. Le secret étant lourd à porter il n’est pas impossible qu’il ait fait une exception et se soit confié en tête à tête à sa sœur Olive, sa confidente qui vivait à La Ro-chelle. Mais rien n’en transparaitra jamais par écrit, qui nous serait parvenu. A l’époque, toutefois, le cercle dans lequel Adeline évoluait à Paris devait savoir, sinon tout, du moins une partie de la réalité. En particulier le comte Regnaud, l’éminence grise de Napo-léon, originaire lui aussi de la région de La Rochelle et qui connaissait la famille Bonpland. Mais ce qu’il admettait, c'est-à-dire ce qui était accepté dans le Paris de l’époque où le liberti-nage était la règle, ne l’était pas en province ; on comprend mieux maintenant pourquoi la famille de Bonpland avait refusé de recevoir Adeline lors de son voyage à La Rochelle. Le milieu familial conditionne-t-il un individu ? C’est un vaste sujet qu’il n’est pas dans notre intention d’aborder ici mais qu’on ne peut éluder complétement. Un chapitre du livre, « Qui êtes-vous Adeline ? », tentait d’esquisser un portrait psychologique de cette dernière d’après les impressions qu’elle avait laissées dans l’esprit de ceux qui l’avaient connue. Ce que nous savons maintenant appelle-t-il quelques retouches à ce portrait ? Si Adeline savait qui était sa mère — une provinciale fille de domestique devenue une Libertine parisienne aisée — et qui était son père — un banquier guillotiné ayant refusé de reconnaître sa paternité — si son en-fance et son éducation avaient été marquées de ces faits, on est en droit de s’interroger sur les conséquences que cela aurait pu avoir sur son caractère, sa personnalité, sa manière de conce-voir la vie et donc de vivre. Sachant ce que l’on sait maintenant sur son milieu familial, notre regard sur elle s’en trouve nécessairement modifié et, consciemment ou non, on est porté à rechercher dans sa conduite ou sa personnalité des traces de ce qui peut avoir été hérité, en particulier le modèle de la mère. La première chose qui vient à l’esprit est la probable véracité de sa tendance au libertinage évoquée d’une manière récurrente par plusieurs de ceux qui l’ont connue. Un diplomate an-glais qui séjourna à Rio en même temps qu’elle utilise à son égard le qualificatif de hussy, terme désuet selon le dictionnaire désignant une femme dont la conduite est immorale, en particulier dans le domaine sexuel, et dont l’équivalent en français serait un mélange de « gourgandine », « grue » ou « coquine » ; Maria Graham se réfère, non sans une certaine perfidie, à propos de ses difficultés financières dans cette ville, aux « gentlemen français et anglais qui ont eu des bontés pour elle ». Elle va même plus loin, l’accusant d’avoir voulu « supplanter Madame de Castro » la maîtresse attitrée de Pedro I, l’Empereur du Brésil ; sa fille Emma, dans une lettre poignante envoyée à Bonpland alors que la rupture entre ce dernier et Adeline était consommée, évoque « les choses choquantes et révoltantes » auxquelles elle avait été confrontée, la tendance de sa mère à vouloir « se débarrasser d’elle à tout prix parce que sa présence était gênante», de la « réputation entachée » de celle-ci. Comment ne pas reconnaître dans ces témoignages les stigmates d’un héritage libertin, d’un modèle reproduit inconsciemment lorsque les circonstances s’y prêtaient (la séparation forcée d’avec Bonpland) et le besoin s’en faisait sentir (besoin d’argent, d’appuis) ? De même, une certaine sécheresse de cœur dont Emma se plaignait devient crédible. C’est une attitude qu’on peut comprendre de la part d’une personne qui a été privée d’affection et de soins maternels et qui, très tôt, a été laissée seule devant la vie. Adeline reproduisit avec Emma ce qu’elle avait vécu : absence ou insuffisance de présence affective de la mère, mariage forcé et couvent. Cela forge aussi la force de caractère dont Bonpland parlait. Mais insensibilité et fermeté toute relative car Adeline éclate en sanglots devant Maria Graham qui lui refuse son aide. Elle reste fragile, donc humaine. On comprend mieux également le terme « d’intrigante » qu’utilise Maria Graham qui précise qu’il ne s’agissait que de « petites intrigues », de bas niveau. On ne vit pas impunément dès son jeune âge dans un milieu où la séduction, la cajolerie, la flatterie, la manipulation et la ruse sont monnaie courante. Il en reste nécessairement quelque chose, par osmose. L’intrigue au service de l’ambition, l’ambition comme revanche sur la vie, la séduction comme moyen de parvenir : comment ne pas relier tout cela à une certaine difficulté à vivre entre deux mondes, celui de sa mère et celui de son père. Entre la honte et la respectabilité. La dissimulation, le besoin de cacher s’éclairent. Ils sont inhérents aux origines troubles. Il y a toujours eu quelque chose d’impénétrable autour d’elle, et son origine sociale inconnue est un des éléments de cette « indéfinition ». On imagine Adeline dans le brouhaha d’un salon, se déplaçant d’un groupe à l’autre, charmante, souriante, enjôleuse. Dissimulant. L’époque s’y prêtait où le grand brassage social produit par la révolution brouillait les frontières. On dissi-mulait beaucoup : l’origine des richesses, des marques de prestige et des familles. Ce qui est remarquable à cet égard est l’apparente facilité avec laquelle Anne Marguerite puis Adeline se sont confondues dans « le monde », la bonne société de l’époque, où l’éducation, la bonne éducation s’entend, était un sésame indispensable. D’où venaient l’éducation d’Adeline, la distinction naturelle qu’on lui reconnaissait, ses talents musicaux, sa conversation et son art de nouer des relations ? De sa mère — ce qui est surprenant faut-il le rappeler — mais encore ? Aurait-elle, par exemple, été l’élève d’une institution comme celle que dirigeait Madame Campan, l’ancienne dame de chambre de Marie Antoinette, à Saint-Germain-en-Laye, où jeunes gens et jeunes filles de bonne famille — les enfants de Joséphine de Beau-harnais entre autres — recevaient une éducation très soignée ? Ceci grâce aux relations qu’Anne Marguerite se serait faites à Croissy où elle aurait connu la future impératrice José-phine, Madame Campan et d’autres nobles menacés par la Terreur ? Qu’en est-il de sa relation avec Bonpland ? Le lien qui les liait s’explique-t-il mieux mainte-nant ? Avant d’être séparés, ce dernier fut amoureux certes, mais était-il payé de retour ? Ou bien fut-il un simple protecteur à l’image de ceux d’Anne Marguerite sa mère ? On est pris d’un doute, puis on se ressaisit : ne noircissons pas sans preuves le tableau sous prétexte que nous avons découvert une parentèle de moralité douteuse ; Emma avait développé une pro-fonde affection pour Bonpland qu’elle considérait comme son père, alors pourquoi Adeline qui vivait dans cette chaude atmosphère n’aurait-elle pas elle aussi connu, une fois dans sa vie et pour peu de temps, ce dont les Libertines les plus convaincues rêvaient : l’amour simple, peu glorieux et très peu ostentatoire, libéré de toutes les fanfreluches qui l’accompagnent dans le monde du libertinage mondain, un amour banal, serein et irremplaçable, fait d’attachement lié à la durée, de tendresse née de la simple présence, de compréhension et d’estime, du désir de vieillir ensemble. Il faut imaginer Adeline heureuse. Et pour finir, que dire de son « voyage » ? Cette épopée un peu surréaliste dans laquelle elle s’est lancée, cette errance tragique, ce rêve fou arrêté à mi-chemin, ne serait-ce pas la recherche de ce bonheur perdu ? Alors, puisqu’Adeline va retourner au silence, laissons-lui au moins le bénéfice du doute : ce voyage, elle l’a fait par amour. Mais ces questions et les réflexions qu’elles suscitent ne sauraient rendre compte de l’essentiel : un être humain ne se résume pas à sa biographie ni à quelques traits de caractère, pour fondés qu’ils soient. Il y a autour de chacun un halo de mystère indéchiffrable et irréduc-tible que l’accumulation des faits les mieux établis ne contribuent aucunement à dissiper. Aussi, Adeline continuera à susciter, tour à tour ou simultanément, la curiosité, l’admiration, le mépris, la compassion, l’irritation, le doute et bien d’autres sentiments contradictoires encore de sorte que son image restera toujours insaisissable. Ceci est normal : comme pour tout personnage de roman, son monde est celui de l’ineffable. Et il en est bien ainsi. Caracas – avril 2014 Arbre généalogique – ADELINE BONPLAND Sommaire Prologue 2 La recherche 3 Anne Marguerite 5 Jean-Baptiste Vandenyver 18 Adeline, le fruit du libertinage 28 Arbre généalogique – Adeline Bonpland 31

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