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dimanche 23 juillet 2017

La bête des diagonales1 de Néstor Ponce : un lent et ludique dévoilement des signes et de l'intrigue, Éric Courthès

La bête des diagonales1 de Néstor Ponce : un lent et ludique dévoilement des signes et de l'intrigue
Selon Heidegger, l’œuvre d’art laisse apparaître la vérité2 comme un dévoilement, telle une lente accession à l’essence de l’être : « L’art est la mise en œuvre de la vérité . » A l’opposé des diagonales de sa ville natale : La Plata3 , qui, selon les ingénieurs servent à « réduire les distances4 », Néstor Ponce, dans ce suprême roman policier, se plaît en effet à une sorte de procrastination positive, en repoussant sans cesse le temps de la vérité et les limites de l’intrigue. Il suffit pour s’en convaincre d’essayer au départ d’identifier le « je » du narrateur, anonyme dans les premières pages, et qui se répète de nombreuses fois avant d’atteindre un « nous » à la page 15 : « Nous, les artistes, nous communiquons dans une langue de sourds, mais avec Roca cela s’annonçait difficile. » Un peu plus loin, à la page 22, il est qualifié par le commissaire Roca de « cet oiseau-là », on comprend donc d’emblée que ce personnage est un peu bizarre, et qu’il est le secrétaire du ministre Fajardo, chargé par celui-ci d’élucider les mystères de l’affaire de « la bête des diagonales » : un serial killer qui fait trembler toute la ville depuis des mois, en assassinant trois femmes et une jeune fille de suite. Mais en fait, sa véritable identité n’apparaît que bien plus tard, lors d’un dialogue avec Roca, dans lequel celui-ci le nomme enfin : « - Mais vous êtes en train de me dire que l’assassin est un fou, monsieur Bernal5 ! », ce qui en dit long sur les capacités narratives de Néstor Ponce à maintenir en haleine un lecteur par trop pressé d’identifier les voix narratives… Ce lent dévoilement du « je » va de pair avec celui du double, de l’autre : Rébora, un « narrateur boîteux», avec lequel le narrateur dialogue dans Hijos Nuestros6 , double intertextuel7 de l’auteur, qui fut lui-même journaliste au début de sa vie. Ses occurrences dans le texte qui nous occupe sont fort nombreuses, elles semblent ponctuer la narration, de la page 50 à la page 189, sans compter son dévoilement final dans le lexique des noms propres, à la page 202 : « Rébora, Juan Carlos. Le personnage de La bête des diagonales est fictif et n’a pas de rapport avec Juan Carlos Rébora qui fut jurisconsulte et homme public. Président de l’Université de La Plata. Vice-président du conseil national d’Education et ambassadeur d’Argentine en France. » Peu à peu son profil se dessine dans l’œuvre, d’une simple mention de son journal El Día au départ, à la page 50, on passe à une citation du dit journaliste qui fonctionne comme une métadiégèse, au style ampoulée, qui ne fait que confirmer son statut de narrateur raté : « J’ai parcouru tout le corso et je n’ai pas vu un seul front plissé par le souci du lendemain. Le peuple s’est spontanément jeté dans les rues en une vague colossale mais tranquille. Sa rumeur n’est pas sinistre, comme celle des tempêtes… » Puis l’accent est mis sur la mauvaise qualité de ses articles, qualifiés de « saloperies » à la page 110 par Roca, qui sèment « le trouble » à la page 116, et l’ « agitation », à la page 121, dans la population. Il est ensuite traité de « bobardier » et de « pisse-copie » par le narrateur Bernal, à la page 122, et même d’« ordure » et de « fétide chroniqueur de Chascomús », à la page 158. Et pour finir, en passant au rang de personnage qui se déguise « tout seul en femme », pour servir d’appât à la bête, à la page 151, le lecteur finit par s’interroger sur sa santé mentale… On ne peut s’empêcher aussi de penser immanquablement au mot rémora8 , qui désigne le fameux poisson pilote des requins, et Rébora serait donc un narrateur et un personnage annexe, collé à l’auteur et au narrateur par une ventouse textuelle, dépendant totalement de celui-ci mais dont il se passerait bien… Celui-ci non seulement renvoie à son passé de journaliste mais aussi à une volonté burlesque d’en faire un personnage ridicule, et un auteur raté, non dénuée d’autodérision… Les jeux onomastiques sont tout aussi euphoniques, on peut ainsi trouver la série : Roca-Rochas-Rosas, le commissaire de police chargé de l’enquête, le créateur de la ville de La Plata, et le célèbre dictateur argentin du XIX ème siècle, successivement, qui m’a fait penser sans hésiter au style de Jorge Luis Borges ou d’Adolfo Bioy Casares, friand aussi de ce genre de combinaisons euphoniques, en particulier dans Plan de evasión9 . Pour finir, et ceci sans dévoiler ni le dénouement final -ni trop anticiper sur la fin de notre article- qui se fonde sur trois hypothèses pour découvrir l’assassin, on ne peut que remarquer là encore une certaine analogie des signifiants entre Bernal et Bestia… Les jeux paratextuels sont tout aussi intéressants, on remarque de nombreux titres de chapitres tirés de paroles ou de titres de tango, et même d’un film de Buñuel: « Cet obscur désir de l’objet10 », avec en ce cas l’inversion des mots désir et objet : « Ese oscuro objeto del deseo », qui fait écho à un chapitre antérieur : « Désir des saisons11 » . On se trouve donc face à une véritable poétique des signes, incorporant des jeux avec le « je », avec l’autre, avec les patronymes, avec les titres, car de fait, l’auteur joue avec les signes. Tout comme le narrateur et enquêteur fort intuitif Bernal, qui a des velléités de sémiologue, et les pourchasse avec véhémence, dans sa quête qui semble désespérée du coupable, au début de l’œuvre : « Des signes encore des signes », à la page 49, « …je crois discerner là un nouveau signe. », p. 50, « des intuitions, des signes qu’elle n’arrivait pas à filer jusqu’au bout. », p. 52 , « C’est pas un signe, ça ? », p. 53, « Les signes s’emboîtent les uns dans les autres et rien n’est le fruit du hasard, », p. 59 ; on pourra trouver encore trois autres occurrences à ce sujet de la page 63 à la page 65. Cet idée de l’emboîtement des signes suggérée par Bernal atteint son paroxysme dans des fusions de signifiants fort romantiques et poétiques12 , que le peintre Emilio, l’un des trois suspects, dédie à sa bien-aimée : la belle et jeune modèle Lola13 , à la page 100: « -Lolamour, lobe-bleu Moraimée. », « -Moramour, louve à la bouche tachée. », « -Oui, Lolazur, tachadagio » ; il y en a encore quelques beaux exemples aux pages 105, 126, 127 et 130. De plus, dans cette narration urbaine où la ville de La Plata prend des allures de protagoniste, s’inscrivant ainsi dans une grande lignée argentine -dans laquelle on pourrait citer Leopoldo Marechal, Roberto Arlt, Jorge Luis Borges, ou encore Adolfo Bioy Casares- Bernal, le détective limier trace des lignes à la Paul Auster dans Cités de verre, afin de tâcher d’interpréter les desseins cachés de la bête à travers ses déplacements : « -J’ai même étudié la localisation géographique des différentes attaques, cherchant quelque tracé cabalistique, quelque dessin invisible. Là non plus je n’ai rien vu, reprit Bernal14 . » Le plan de la fondation de la ville apparaît même à la page 36, avec ses belles diagonales, aves lesquelles la bête semble flirter en dehors de toute logique, à la Rébora.. Alors on comprend que le narrateur, détective sauvage en apparence, est aussi un sémiologue, que tout fait signe et sens pour lui, que, tout comme Rébora, malgré ses apparences bestiales, son apparent désordre cache un ordre sous-jacent, et que tout l’oppose à Roca, le détective de l’ordre établi, de la logique qui ne souffre aucune déviation du sens… Et tout s’achève dans un sublime dénouement, où tous les signes convergent vers le lent dévoilement de la bête. Le lecteur, pris dans la fable, soupçonne tout d’abord le peintre raté Emilio, quand à la page 175, Bernal se fait « interprète du délire » de Nene Szelagowski : « Nene, tu ne peux pas garder pour toi tout ça. Vas-y et préviens, franchement : « la Bête des Diagonales c’est ce peintre. » Mais on a à peine le temps d’accroire cette hypothèse quand à la page 182, Roca découvre dans le bureau de Bernal un « flacon de vinaigre d’alcool qui conservait décoloré, laiteux, le rein de Catherine Eddowes », l’une des victimes de Jack l’Éventreur, ce qui lui permet à la page suivante de signifier à Bernal sa supposée culpabilité : « J’ignore à quand remonte le début de vos activités criminelles, Bernal, mais ce qui est sûr, c’est que la folie meurtrière vous a foudroyé comme une évidence à Londres. » L’exécution de celui-ci par Bernal, par ajout de cyanure dans son flacon d’anis, ne tardera plus alors, et conduira notre détective sauvage et sémiologue tout droit chez le ministre Fajardo, afin d’y dénoncer sa victime, à la page 187 : « Monsieur le ministre, le commissaire et l’assassin ne sont qu’une seule et même personne. » On constate alors les talents de manipulateur de Bernal, mais aussi de narrateur, car à la lumière de sa supposée culpabilité, on se rend compte que le récit de la mort de Rocha a été monté de toutes pièces, et avec un peu de recul, on se dit que toutes ses narrations ont été peut- être été aussi des machinations, des scénarios inventés de toutes pièces pour détourner les enquêteurs et le lecteur de la véritable bête… Mais un dernier indice, un dernier signe se dévoile à la toute fin du livre, Bernal dans son faux témoignage sur Rocha nous révèle que celui-ci avait la sensation « d’avoir les pieds gelés », au moment de ses supposés forfaits, et Bernal au moment de quitter précipitamment la ville, a aussi « les pieds gelés ». Ce qui nous amène à penser que dans toutes ses fables, dans tout ce mentir vrai de la fiction, qu’il prend largement en main tout au long du roman, en faisant aussi en ce sens office d’auteur15 , ce fut peut-être le seul moment où il avait dit la Vérité, fondement de l’Art, selon Heidegger… Éric Courthès 1 Ponce, Néstor, Marseille : André Dimanche Editeur, 2006 ; Buenos Aires : Ediciones Simurg, 1999, http://www.rue-des-livres.com/livre/2869161484/la_bete_des_diagonales.html

mercredi 5 avril 2017

mardi 16 juillet 2013

''DÉSAPPARENCES'' NE TROMPENT PAS, DE NESTOR PONCE, PAR ÉRIC COURTHES

'' La soledad de la palabra. La lluvia barre los países del alma. Una palabra va por el camino, aterida, temblando, no sabe a dónde. Sólo sabe de dónde: tanta sangre camina ahora bajo la lluvia nueva, fresca, ignorante.'' Juan Gelman, Interrupciones 2 Les poètes ont coutume de relever deux défis : explorer et exposer ''les galeries de l'âme'', telles que les nommait l'un des plus grands poètes espagnols contemporains: Antonio Machado, mais aussi de faire sauter les barrières de la langue, grâce à des ruptures syntaxiques, des manipulations morphologiques et des dérivations sémantiques inédites. En ce qui concerne le second point, Néstor Ponce ne faillit pas à cette règle, en effet, dans ce recueil de poésies publié par les éditions Les Hauts Fonds de Brest1, en 2013, les anacoluthes et hyperbates par exemple abondent ainsi que les néologismes, nous analyserons en son temps le signifiant et les signifiés possibles du titre: ''Désapparences', qui en constitue un bon exemple... Mais revenons en au premier point, car on y remarque une première originalité: le moi de l'auteur disparaît totalement de cet ouvrage, s'agissant, comme le signale l'éditeur dans la postface, d'une ''fiction poétique''. De fait, les voix qu'on entend dans ces poésies sont celles de prisonniers politiques anonymes de la dictature argentine de Videla et Galtieri, de 1976 à 1983, qui comme chacun le sait, fit disparaître 30 000 opposants de gauche pendant cette période, après les avoir torturés2, dans différents centres de détention, mentionnés3 d'ailleurs par l'auteur, faisant ainsi acte de mémoire... Car il s'agit bien de çà, en s'effaçant derrière ces voix, Néstor Ponce redonne vie aux prisonniers politiques par la magie de l'écriture et efface en partie leur oubli... Car les penseurs argentins ont, pour leur part, un double traumatisme à relever : celui ancien mais néanmoins présent jusqu'à aujourd'hui de la Conquête du Désert à la fin du XIX siècle, et de tous les ethnocides antérieurs, et celui plus récent de la dictature, qui marquent profondément toutes leurs productions, en particulier ethnographiques et artistiques... Mais hélas, tout comme dans le texte de Gelman, ils n'ont pour toute réponse que '' l'ignorance'' de la pluie, l'indifférence de toute une partie de la société, assise sur ses privilèges et allant même jusqu'à nier l'existence légale des disparus, comme le rappelle justement l'éditeur dans la postface, en citant Videla : '' inconnus puisque disparus... Sans identité, ni morts ni vifs, puisque disparus... '' Le prisonnier a beau crié, son cri -parole fondamentale dans ce recueil s'il en est- ne dépasse pas les murs de sa cellule, sa voix est bafouée, ses cris de douleur ne servent qu'à libérer au pire, les noms de ses amis, au mieux quelques insultes bien senties crachées au visage de son tortionnaire... '' Morceau coupé/guttural/brûlé sur les lèvres4'', au bout de l'agonie, le cri ne franchit plus les limites de la cagoule, le cri est ''encagoulé'' par la dictature, pour paraphraser l'auteur... Alors le cri ne trompe pas, pas plus que les apparences, car il est l'expression d'une douleur immense, qui continue à se propager de nos jours dans la société argentine, malade de ses excès, de ses successives tentatives de destruction de l'Autre, aux confins du nazisme.. Mais aussi car les disparitions ne trompent pas -malgré l'immense cynisme de Videla- , les ''désapparences'' sont le fruit de la fusion de ces deux signifiants, donc elles ne trompent guère non plus, elles seraient même doublement révélatrices de ces maux profonds de l'Argentine, du manque de mémoire d'une partie de sa population, responsable de multiples ethnocides et de la dictature militaire, un oubli traumatique magistralement évoqué dans ces poèmes par Néstor Ponce... Éric Courthès eroxa_courthes@hotmail.com 12/07/2013 1: http://www.leshauts-fonds.fr/catalogue.html 2: Ces poèmes brillent aussi par la force du non dit, que dire en effet des derniers vers du dernier poème '' Gota de la belleza'' ? La torture y est tue mais suggérée brillamment par une métaphore , celle du rebelle qui ''meure de désespoir plus que d'agonie'', et dont la voix, '' emparolée'', renvoie à la parole de Juan Gelman, cité en exergue 3: Cette mention exacte du centre de détention ou du camp de concentration d'où sort la voix de la victime est maintenue jusqu'à l'avant-dernier poème : '' Corredor de la espera'', quand brusquement l'auteur change et mentionne : '' cerca de tu casa, mañana por la mañana'', laissant à entendre au lecteur que le totalitarisme peut frapper n'importe où et n'importe quand, et nous impliquer directement... Et dans le dernier poème , '' Gota de la belleza'', il mentionne tous les lieux par lesquels il est passé, de l'Argentine vers la France, inscrivant pour la première fois son moi, de manière élégante et discrète, dans son œuvre... 4: '' Variaciones (recuerdos)'', p.51.