L’ÂME SUD :
(Récit de voyage en Amérique du Sud, décembre 1982-mai 1983)
« A beau mentir qui vient de loin… »
Hermo de La Corte
Il écoutait, lourdes et pénétrantes, les gouttes de pluie s’abattre sur la gare de Saintes,
il s’agissait d’un véritable déluge, de lourds nuages affolés déversaient des torrents de larmes
par jalets entiers, en ce jour de janvier 1983. Au dehors, d’humbles passants trottaient menu
entre les flaques et se bousculaient aux abords des passerelles improvisées, d’autres s’agglu-
tinaient sous les stores des boutiques, sous les vieux porches de pierre, scrutant le ciel à la
recherche d’un pan d’azur.
Un corbeau qui était venu chercher refuge sous le toit d’acier, s’agitait frénétiquement
sous les poutres rouillées, il ne parvenait plus à prendre son envol, rejeté qu’il était par les
bourrasques de vent dans son refuge de fortune. A présent, épuisé par ses dernières tentatives,
il scrutait, interrogateur, les passagers qui attendaient l’arrivée de la Puerta del Sol.
Il se sentait particulièrement bien, à l’abri, rassuré, il savait que dans quelques minutes
le train-espoir allait absorber toutes ses pensées, il ne comptait plus ni pour rien ni pour
personne, seul et étranger, libre et délivré, il pouvait dire ce jour là qu’il avait tout largué…
Le train était musicien, la pluie métronome, la prose du trans-ibérien en était toute
bouleversée, à son grondement mécanique et régulier venaient s’ajouter les plaintes presque
imperceptibles de son combat dans la tourmente, de fines gouttelettes d’argent venaient
s’insinuer dans sa mélodie, je collais l’oreille contre la vitre pour mieux les écouter : tip, tip,
tip, braoum, braoum, on y va, on arrive, pfitt, pfitt…, les savants musiciens, tous ensemble,
comme à regrets se taisaient…
Alors, seules les lances de Gilgamesh sifflaient de plaisir, elles ne s’avouaient pas
encore vaincues, la Porte du Soleil semblait vaciller sous leurs poussées, des castillans
furibonds tentaient vainement de leur échapper, slalomant entre les parapluies, une jeune fille
et sa mère, par miracle épargnées, parvinrent à atteindre mon compartiment.
La maman avait ces formes arrondies que des années de cuisine à l’huile frelatée
avaient grassement façonnées, elle m’accorda un de ces sourires de cafetería que des
siècles de commérage lui avaient enseigné. Elle me présenta sa toute jeune fille, pommettes
rosées de Valladolid, sa longue chevelure enrubannée de perles de pluie, son doux visage
damasquiné, son sourire enfin, quand elle apprit qu’Hermo était français…En effet, la mère,
comme il sied en ces cas là, lui adressa la parole la première :
- ¿ Dónde vives en Francia ?
- En una isla con una sirena, ahora, quizás esté nadando en mi piscina…
- ¡ Mamá, qué tío más raro, no !
La petite Lolita en riait encore aux éclats, la grosse mamá ne comprenait pas, elle se
décida vite, néanmoins, à lui laisser entamer le dialogue avec Mercé, sa charmante petite fille
qui devait lui trouver l’air romantique…
Un train de nuit entre Bordeaux et Madrid, Hermo, seul, attablé dans ce wagon-
restaurant, contemple l’espace nocturne qui défile sous ses yeux à travers les vitres embuées
du train, pénétrant la sombre et fraîche Castille. « ¡Voy a marcharme !, je vais enfin partir, se
dit-il en entrant à l’aéroport de Barajas à Madrid.
Dans ce gigantesque hall celluloïdal, il lui reste quelques heures à attendre qu’il
occupe nerveusement à griller ses dernières cigarettes, vestiges d’une nuit sans sommeil
peuplée de rêves exotiques. Cette mégalopole l’a mis sur des charbons ardents, il rêve déjà de
plages tranquilles où il pourra s’ébattre, il sait que bientôt ce ne sera plus un rêve.
Dans cette vieille pension de famille qu’il dénicha la veille de son arrivée à Madrid, où
il lui fallait traverser le comedor surpeuplé, sous le regard amusé de toutes les tías y abuelas
de la famille, pour atteindre la salle de bains, il avait repris goût au bon vieux songe que son
subconscient lui accordait, quand il pouvait enfin accéder au sommeil…C’était pour Hermo
une forme de résurrection…
Il ne comptait plus, ni pour rien ni pour personne, seul et étranger, libre et délivré, il
pouvait sentir ce jour là qu’il avait tout largué…
Il s’éveilla tout d’un coup en sursaut, regarda par le hublot et eut l’ineffable surprise
d’observer de minuscules îlots perchés sur l’épine dorsale de l’Atlantique…Pour un peu, tout
embué se sommeil qu’il était encore, il aurait pu croire à une vision de l’Atlantide, il s’agissait
bien entendu des Açores, îlots volcanique portugais, où il y a peu de temps encore, les balei-
niers pousuivaient, armés de leurs seuls harpons, les énormes cétacés. Tout imprégné qu’il
était de cette magie açorienne d’un autre âge par ses lectures, comment expliquer qu’il se soit
éveillé juste à ce moment-là ? Que ces quelques secondes d’éternité lui aient été accordées ?
Il eut beaucoup de mal à se rendormir…
Le jour se lève sur Récife, qui n’est autre que l’antique Pernambouc, vieux port du
Nordeste brésilien où s’achève son périple aérien. Il est 5h du matin et les trombes d’eau qui
s’abattaient sur la ville ont laissé place à l’aurore tropicale. Dominico, grand routard vénitien
rencontré à la sortie de l’aéroport, l’accompagne dans ses premières démarches pour changer
ses précieux dollars. Tous les bureaux de change étaient fermés, il fallut donc se rabattre sur
les charognards du marché noir…Cent dollars pour atteindre Salvador do Bahia, un bus pris à
la sauvette prêt à accomplir les 2098 km qui les en séparait encore.
Ce qui l’avait frappé d’abord, c’était cette insupportable odeur de putréfaction
organique qu’il sentait par intermittence dans la nuit sombre du Nordeste, quand, seule
personne éveillée dans le bus, il humait l’air tropical par la vitre grande ouverte et cherchait
désespérément les clés olfactives de ce Nouveau Monde.
Il y eut ensuite cette adorable rencontre, interdit par la beauté d’un petit mulâtre à la
peau chocolatée et aux cheveux crépus d’un blond intense, il le prit sur ses genoux, non sans
avoir insisté longuement auprès de sa mère, pour qu’elle le lui offrît…
Quel plus beau phénomène de la miscigènation chère à Jorge AMADO, apôtre
brésilien et de surcroît bahianais du mélange des races, qui l’avait beaucoup influencé avant
son départ de la frileuse Europe…
C’est alors qu’apparut l’un des premiers anges de ce voyage, véritable Otalia, à la peau
que l’on devinait sucrée et au regard de braise, qui sous le prétexte d’une enquête quelconque
pour l’office de tourisme brésilien, ,lui permit d’engager sa première conversation, dans un
mélange approximatif d’espagnol et de rudiments de portugais, appris fiévreusement
quelques jours seulement avant son départ…Le malheureux Hermo n’avait même pas un
centavo en poche, pour lui offrir un cafecinho, ayant englouti ses derniers cruzeiros, dans la
dernière étape entre Maceio et Bahia do Todos Os Santos…
A peine dépaysé, il sentait qu’il avait sa place ici ; ce bain de foule prolongé dans la
Rodovaria : ‘gare routière’, de Maceio, lui permettait de réaliser une première approche
« ethnographique » de la population anonyme et en transit du Nordeste brésilien. Cette foule
bigarrée où se mêlaient les Mestiços, issus d’unions entre Portugais et Africains, les Caboclos,
de Portugais et d’Amérindiens, et les Cafusos enfin, d’ Africains et d’Amérindiens, permettait
d’admirer les variétés ethniques du Brésil, qui devrait être pris en exemple par de nombreuses
autres communautés multiraciales, où le mariage inter-racial, par exemple, était encore tabou…
Il songeait à tous les apartheids du monde, sans se douter encore, que quelque part, une
Elite blanche régnait là aussi en maître absolu ; il pensait qu’une fois de plus, il faudrait que le
Peuple donnât l’exemple…
Il partit à la découverte de Bahia, avec son compagnon de route Dominico, qui était
déjà passé par là et l’accompagna chez un prêtre de sa connaissance, le Padre Benjamin, qui
était en fait l’un des plus célèbres spéculateurs de la ville de tous les Saints, (il en faut pour
tous les goûts), et qui devait changer leurs dollars à un cours avantageux…
Ils l’attendirent dans une merveille d’église coloniale, confinés par les sœurs dans une
Espèce de cellule, discrètement aménagée à l’écart du patio. Hermo découvrit à cette occasion
la chair pulpeuse de la divine mangue rosée, corsetée autour de son trop gros noyau. Ils
patientèrent donc une bonne heure, en péchant dans le jardin du curé défroqué, trop heureux
de se mettre à l’abri de cette insupportable chaleur, qui envahit chaque jour la ville entre midi
et 16h et la fait ressembler à une cité morte, désertée par ses habitants accaparés par la sieste.
Le Padre Benjamin était un petit homme jovial aux yeux pétillants, il était né lui aussi
à Venise et faisait partie de cette non négligeable colonisation italienne de grande partie du
Brésil.
Tout en se remémorant mutuellement la Cité lacustre aux mille canaux, ils arrivèrent
Rapidement à un consensus de cambio et quittèrent l’auguste demeure, tout heureux d’avoir
pu changer le dollar à 480 cruzeiros, ce qui était bien supérieur au cours officiel…
Cette pratique du marché noir, commune à toute l’Amérique Latine, témoigne d’une
inflation galopante et en corollaire d’une érosion monétaire, qui fait considérer le dollar
comme la seule issue possible, pour ceux qui aimeraient quitter le pays ou tout simplement se
mettre à l’abri de toutes contingences…
Bahia, le 31 janvier 1983, une semaine à peine avant le début du légendaire Carnaval,
Hermo en rêvait depuis des mois…
On pouvait admirer dans chaque rue les derniers préparatifs des comparsas ou écoles
de samba, chaque quartier avait la sienne, avec son identité propre, il se souviendrait
longtemps de cette grosse bahianaise aux mamelles généreuses, qui esquissait quelques pas de
samba, de ces hommes attablés dans les cantinas, ivres de cachaça, qui ne parlaient plus que
de ça, de ces enfants rieurs qui lui demandaient l’aumône pour s’acheter les précieux flons-
flons et papelinhos, sans lesquels le Carnaval ne serait plus le Carnaval, de ces petites
mulâtresses aux yeux dorés qui semblaient déjà l’inviter à prendre place dans la samba-
sarabande…
La ville était dans la plus parfaite effervescence, on construisait des gradins de fortune
pour saluer le passage des comparsas, qui pendant une très longue semaine faite de jours et de
nuits de folie, rivaliseraient de grâce, d’audace et de brillant. Les petites couturières
s’abîmaient les yeux depuis des mois à confectionner les plus beaux atours de parade et
Hermo pensait déjà à cette folle semaine qui l’attendait…Il avait choisi de commencer son
voyage, par cette grande Carême fraternelle qui ferait résonner tout entière l’Amérique
Latine de ses refrains lusitaniens vieux de nombreux siècles, couronnés par les percussions
du candomblé africain, le vaudou local d’essence nettement Yoruba, avec en point d’orgue, le
culte à Yemanja, la déesse de la mer et de la fertilité, à qui l’on jette des fleurs tous les ans,
dans l’illustre Baie de Tous Les Saints…
Hermo, par un de ces miracles propres à l’Ame Sud, se retrouva ensuite catapulté par
un bus brinquebalant au cœur même du Brésil, à Campo Grande, l’une des villes les plus
importantes du Matto Grosso, l’un des berceaux de la civilisation tupí-guaraní,
évoqué par le grand Levi Strauss lui même…
En fait de Nambikwaras ou de Bororos, la ville était devenue un caravansérail hétéroclite
d’Asiatiques, de Syriens et de Libanais, qui vivaient de divers commerces et trafics avec la
Bolivie toute proche et les immenses exploitations agricoles ou fazendas des alentours. De
Sao Paulo à ici, il n’y avait rien si ce n’est de grandes prairies tropicales où paissaient de
placides troupeaux de bovidés et, à espaces réguliers, tous les cinquante kilomètres environ,
l’entrée secrète d’une fazenda ; Hermo prit alors conscience de la signification profonde du
mot latifundisme.
Il était attablé par un après-midi long et poussiéreux à la table d’un bar, tenu par un
Chevalier mercantique chinois, dont la fille le regardait de ses yeux d’amande, en train
d’avaler goulûment un verre de lait froid.
Il se souvenait à présent de cette escale impromptue quelques jours plus tôt à Porto
Seguro, petit port de l’Atlantique, entre Bahia et Rio. Cette longue marche en plein soleil vers
la plage, la peau déjà écarlate, le pied droit à peine guéri d’une douloureuse infection à la
cheville, que seule la pénicilline put résorber…La petite cabane de bambous qui se trouvait
sur la dune, semblait s’offrir à lui comme un mirage glacé à l’enseigne Coca-Cola, où il
pourrait étancher une soif inextinguible….Il était environ dix heures du matin quand il y
entra, il en ressortit quand la nuit tombait, non sans avoir bu moult cachaças avec les mauvais
larrons du village, qui ne voulaient plus le laisser partir…
La macuña ou herbe locale se répandait en volutes bleutées au dessus de leurs têtes, ils
étaient tous là assis sur une vieille souche, au bord de la mer, contemplant ce paysage familier
pour eux et pourtant offrant une image différente à chaque fois, ce soleil couchant qu’Hermo,
il le sentait, n’allait plus jamais revoir, auréolé de l’Amitié de la Route, que l’on donne de part
et d’autre à fond, conscients que l’on est tous de son caractère éphémère et unique…
Hermo se laissa porter, il apprécia surtout les silences entre ses hommes qui ne
se verraient plus jamais, il pensait aussi déjà à sa prochaine étape à Rio.
Dans un état proche de l’hallucination rédhibitoire, Hermo grimpa dans un bus à la
Station d’Eunapolis, à peine installé sur son siège, il vit entrer une de ces cariocas, une de
ces merveilles de filles de Rio, qui font se retourner tous les hommes sur leur passage, leurs
regards se croisèrent comme hypnotisés, la facilité déconcertante avec laquelle elle vint
s’asseoir près de lui, n’avait d’égal que sa démarche féline et sensuelle…
Il leur restait quelques minutes avant le départ, qu’ils mirent à contribution pour
inhaler (encore…) un petit joint d’herbe locale, roulé dans du papier journal, par ses adorables
petites mains…Ils se connaissaient à peine et ils allaient passer leur première nuit ensemble,
elle était juchée sur ses genoux comme la petite femme de seize ans qu’elle était encore. La
route infinie en perspective, son odeur sauvage de gardienne de chèvres qui l’envoûtait,
Hermo se sentait transporté au delà du monde et aurait voulu que la nuit ne s’achevât
jamais…
Il dut pourtant la quitter à regrets dans un faubourg de Rio, dont elle était issue ; il
avait en poche l’adresse d’une française, Dominique, qui avait décidé de s’installer au Brésil
après la disparition tragique de José, son compagnon, le frère spirituel d’Hermo, (en fait son
cousin germain), qui l’avait initié à nombre de refrains et de pensées et qui un soir de l’été
1982 s’était jeté par la fenêtre de son appartement parisien de la rue Laumière, (sic)…
Il la retrouva dans le hall d’un gigantesque hôtel, d’où elle l’emmena dîner d’une
bonne feijoada, plat national du Brésil, un excellent ragoût de haricots noirs et de porc…
(Récit de voyage en Amérique du Sud, décembre 1982-mai 1983)
« A beau mentir qui vient de loin… »
Hermo de La Corte
Il écoutait, lourdes et pénétrantes, les gouttes de pluie s’abattre sur la gare de Saintes,
il s’agissait d’un véritable déluge, de lourds nuages affolés déversaient des torrents de larmes
par jalets entiers, en ce jour de janvier 1983. Au dehors, d’humbles passants trottaient menu
entre les flaques et se bousculaient aux abords des passerelles improvisées, d’autres s’agglu-
tinaient sous les stores des boutiques, sous les vieux porches de pierre, scrutant le ciel à la
recherche d’un pan d’azur.
Un corbeau qui était venu chercher refuge sous le toit d’acier, s’agitait frénétiquement
sous les poutres rouillées, il ne parvenait plus à prendre son envol, rejeté qu’il était par les
bourrasques de vent dans son refuge de fortune. A présent, épuisé par ses dernières tentatives,
il scrutait, interrogateur, les passagers qui attendaient l’arrivée de la Puerta del Sol.
Il se sentait particulièrement bien, à l’abri, rassuré, il savait que dans quelques minutes
le train-espoir allait absorber toutes ses pensées, il ne comptait plus ni pour rien ni pour
personne, seul et étranger, libre et délivré, il pouvait dire ce jour là qu’il avait tout largué…
Le train était musicien, la pluie métronome, la prose du trans-ibérien en était toute
bouleversée, à son grondement mécanique et régulier venaient s’ajouter les plaintes presque
imperceptibles de son combat dans la tourmente, de fines gouttelettes d’argent venaient
s’insinuer dans sa mélodie, je collais l’oreille contre la vitre pour mieux les écouter : tip, tip,
tip, braoum, braoum, on y va, on arrive, pfitt, pfitt…, les savants musiciens, tous ensemble,
comme à regrets se taisaient…
Alors, seules les lances de Gilgamesh sifflaient de plaisir, elles ne s’avouaient pas
encore vaincues, la Porte du Soleil semblait vaciller sous leurs poussées, des castillans
furibonds tentaient vainement de leur échapper, slalomant entre les parapluies, une jeune fille
et sa mère, par miracle épargnées, parvinrent à atteindre mon compartiment.
La maman avait ces formes arrondies que des années de cuisine à l’huile frelatée
avaient grassement façonnées, elle m’accorda un de ces sourires de cafetería que des
siècles de commérage lui avaient enseigné. Elle me présenta sa toute jeune fille, pommettes
rosées de Valladolid, sa longue chevelure enrubannée de perles de pluie, son doux visage
damasquiné, son sourire enfin, quand elle apprit qu’Hermo était français…En effet, la mère,
comme il sied en ces cas là, lui adressa la parole la première :
- ¿ Dónde vives en Francia ?
- En una isla con una sirena, ahora, quizás esté nadando en mi piscina…
- ¡ Mamá, qué tío más raro, no !
La petite Lolita en riait encore aux éclats, la grosse mamá ne comprenait pas, elle se
décida vite, néanmoins, à lui laisser entamer le dialogue avec Mercé, sa charmante petite fille
qui devait lui trouver l’air romantique…
Un train de nuit entre Bordeaux et Madrid, Hermo, seul, attablé dans ce wagon-
restaurant, contemple l’espace nocturne qui défile sous ses yeux à travers les vitres embuées
du train, pénétrant la sombre et fraîche Castille. « ¡Voy a marcharme !, je vais enfin partir, se
dit-il en entrant à l’aéroport de Barajas à Madrid.
Dans ce gigantesque hall celluloïdal, il lui reste quelques heures à attendre qu’il
occupe nerveusement à griller ses dernières cigarettes, vestiges d’une nuit sans sommeil
peuplée de rêves exotiques. Cette mégalopole l’a mis sur des charbons ardents, il rêve déjà de
plages tranquilles où il pourra s’ébattre, il sait que bientôt ce ne sera plus un rêve.
Dans cette vieille pension de famille qu’il dénicha la veille de son arrivée à Madrid, où
il lui fallait traverser le comedor surpeuplé, sous le regard amusé de toutes les tías y abuelas
de la famille, pour atteindre la salle de bains, il avait repris goût au bon vieux songe que son
subconscient lui accordait, quand il pouvait enfin accéder au sommeil…C’était pour Hermo
une forme de résurrection…
Il ne comptait plus, ni pour rien ni pour personne, seul et étranger, libre et délivré, il
pouvait sentir ce jour là qu’il avait tout largué…
Il s’éveilla tout d’un coup en sursaut, regarda par le hublot et eut l’ineffable surprise
d’observer de minuscules îlots perchés sur l’épine dorsale de l’Atlantique…Pour un peu, tout
embué se sommeil qu’il était encore, il aurait pu croire à une vision de l’Atlantide, il s’agissait
bien entendu des Açores, îlots volcanique portugais, où il y a peu de temps encore, les balei-
niers pousuivaient, armés de leurs seuls harpons, les énormes cétacés. Tout imprégné qu’il
était de cette magie açorienne d’un autre âge par ses lectures, comment expliquer qu’il se soit
éveillé juste à ce moment-là ? Que ces quelques secondes d’éternité lui aient été accordées ?
Il eut beaucoup de mal à se rendormir…
Le jour se lève sur Récife, qui n’est autre que l’antique Pernambouc, vieux port du
Nordeste brésilien où s’achève son périple aérien. Il est 5h du matin et les trombes d’eau qui
s’abattaient sur la ville ont laissé place à l’aurore tropicale. Dominico, grand routard vénitien
rencontré à la sortie de l’aéroport, l’accompagne dans ses premières démarches pour changer
ses précieux dollars. Tous les bureaux de change étaient fermés, il fallut donc se rabattre sur
les charognards du marché noir…Cent dollars pour atteindre Salvador do Bahia, un bus pris à
la sauvette prêt à accomplir les 2098 km qui les en séparait encore.
Ce qui l’avait frappé d’abord, c’était cette insupportable odeur de putréfaction
organique qu’il sentait par intermittence dans la nuit sombre du Nordeste, quand, seule
personne éveillée dans le bus, il humait l’air tropical par la vitre grande ouverte et cherchait
désespérément les clés olfactives de ce Nouveau Monde.
Il y eut ensuite cette adorable rencontre, interdit par la beauté d’un petit mulâtre à la
peau chocolatée et aux cheveux crépus d’un blond intense, il le prit sur ses genoux, non sans
avoir insisté longuement auprès de sa mère, pour qu’elle le lui offrît…
Quel plus beau phénomène de la miscigènation chère à Jorge AMADO, apôtre
brésilien et de surcroît bahianais du mélange des races, qui l’avait beaucoup influencé avant
son départ de la frileuse Europe…
C’est alors qu’apparut l’un des premiers anges de ce voyage, véritable Otalia, à la peau
que l’on devinait sucrée et au regard de braise, qui sous le prétexte d’une enquête quelconque
pour l’office de tourisme brésilien, ,lui permit d’engager sa première conversation, dans un
mélange approximatif d’espagnol et de rudiments de portugais, appris fiévreusement
quelques jours seulement avant son départ…Le malheureux Hermo n’avait même pas un
centavo en poche, pour lui offrir un cafecinho, ayant englouti ses derniers cruzeiros, dans la
dernière étape entre Maceio et Bahia do Todos Os Santos…
A peine dépaysé, il sentait qu’il avait sa place ici ; ce bain de foule prolongé dans la
Rodovaria : ‘gare routière’, de Maceio, lui permettait de réaliser une première approche
« ethnographique » de la population anonyme et en transit du Nordeste brésilien. Cette foule
bigarrée où se mêlaient les Mestiços, issus d’unions entre Portugais et Africains, les Caboclos,
de Portugais et d’Amérindiens, et les Cafusos enfin, d’ Africains et d’Amérindiens, permettait
d’admirer les variétés ethniques du Brésil, qui devrait être pris en exemple par de nombreuses
autres communautés multiraciales, où le mariage inter-racial, par exemple, était encore tabou…
Il songeait à tous les apartheids du monde, sans se douter encore, que quelque part, une
Elite blanche régnait là aussi en maître absolu ; il pensait qu’une fois de plus, il faudrait que le
Peuple donnât l’exemple…
Il partit à la découverte de Bahia, avec son compagnon de route Dominico, qui était
déjà passé par là et l’accompagna chez un prêtre de sa connaissance, le Padre Benjamin, qui
était en fait l’un des plus célèbres spéculateurs de la ville de tous les Saints, (il en faut pour
tous les goûts), et qui devait changer leurs dollars à un cours avantageux…
Ils l’attendirent dans une merveille d’église coloniale, confinés par les sœurs dans une
Espèce de cellule, discrètement aménagée à l’écart du patio. Hermo découvrit à cette occasion
la chair pulpeuse de la divine mangue rosée, corsetée autour de son trop gros noyau. Ils
patientèrent donc une bonne heure, en péchant dans le jardin du curé défroqué, trop heureux
de se mettre à l’abri de cette insupportable chaleur, qui envahit chaque jour la ville entre midi
et 16h et la fait ressembler à une cité morte, désertée par ses habitants accaparés par la sieste.
Le Padre Benjamin était un petit homme jovial aux yeux pétillants, il était né lui aussi
à Venise et faisait partie de cette non négligeable colonisation italienne de grande partie du
Brésil.
Tout en se remémorant mutuellement la Cité lacustre aux mille canaux, ils arrivèrent
Rapidement à un consensus de cambio et quittèrent l’auguste demeure, tout heureux d’avoir
pu changer le dollar à 480 cruzeiros, ce qui était bien supérieur au cours officiel…
Cette pratique du marché noir, commune à toute l’Amérique Latine, témoigne d’une
inflation galopante et en corollaire d’une érosion monétaire, qui fait considérer le dollar
comme la seule issue possible, pour ceux qui aimeraient quitter le pays ou tout simplement se
mettre à l’abri de toutes contingences…
Bahia, le 31 janvier 1983, une semaine à peine avant le début du légendaire Carnaval,
Hermo en rêvait depuis des mois…
On pouvait admirer dans chaque rue les derniers préparatifs des comparsas ou écoles
de samba, chaque quartier avait la sienne, avec son identité propre, il se souviendrait
longtemps de cette grosse bahianaise aux mamelles généreuses, qui esquissait quelques pas de
samba, de ces hommes attablés dans les cantinas, ivres de cachaça, qui ne parlaient plus que
de ça, de ces enfants rieurs qui lui demandaient l’aumône pour s’acheter les précieux flons-
flons et papelinhos, sans lesquels le Carnaval ne serait plus le Carnaval, de ces petites
mulâtresses aux yeux dorés qui semblaient déjà l’inviter à prendre place dans la samba-
sarabande…
La ville était dans la plus parfaite effervescence, on construisait des gradins de fortune
pour saluer le passage des comparsas, qui pendant une très longue semaine faite de jours et de
nuits de folie, rivaliseraient de grâce, d’audace et de brillant. Les petites couturières
s’abîmaient les yeux depuis des mois à confectionner les plus beaux atours de parade et
Hermo pensait déjà à cette folle semaine qui l’attendait…Il avait choisi de commencer son
voyage, par cette grande Carême fraternelle qui ferait résonner tout entière l’Amérique
Latine de ses refrains lusitaniens vieux de nombreux siècles, couronnés par les percussions
du candomblé africain, le vaudou local d’essence nettement Yoruba, avec en point d’orgue, le
culte à Yemanja, la déesse de la mer et de la fertilité, à qui l’on jette des fleurs tous les ans,
dans l’illustre Baie de Tous Les Saints…
Hermo, par un de ces miracles propres à l’Ame Sud, se retrouva ensuite catapulté par
un bus brinquebalant au cœur même du Brésil, à Campo Grande, l’une des villes les plus
importantes du Matto Grosso, l’un des berceaux de la civilisation tupí-guaraní,
évoqué par le grand Levi Strauss lui même…
En fait de Nambikwaras ou de Bororos, la ville était devenue un caravansérail hétéroclite
d’Asiatiques, de Syriens et de Libanais, qui vivaient de divers commerces et trafics avec la
Bolivie toute proche et les immenses exploitations agricoles ou fazendas des alentours. De
Sao Paulo à ici, il n’y avait rien si ce n’est de grandes prairies tropicales où paissaient de
placides troupeaux de bovidés et, à espaces réguliers, tous les cinquante kilomètres environ,
l’entrée secrète d’une fazenda ; Hermo prit alors conscience de la signification profonde du
mot latifundisme.
Il était attablé par un après-midi long et poussiéreux à la table d’un bar, tenu par un
Chevalier mercantique chinois, dont la fille le regardait de ses yeux d’amande, en train
d’avaler goulûment un verre de lait froid.
Il se souvenait à présent de cette escale impromptue quelques jours plus tôt à Porto
Seguro, petit port de l’Atlantique, entre Bahia et Rio. Cette longue marche en plein soleil vers
la plage, la peau déjà écarlate, le pied droit à peine guéri d’une douloureuse infection à la
cheville, que seule la pénicilline put résorber…La petite cabane de bambous qui se trouvait
sur la dune, semblait s’offrir à lui comme un mirage glacé à l’enseigne Coca-Cola, où il
pourrait étancher une soif inextinguible….Il était environ dix heures du matin quand il y
entra, il en ressortit quand la nuit tombait, non sans avoir bu moult cachaças avec les mauvais
larrons du village, qui ne voulaient plus le laisser partir…
La macuña ou herbe locale se répandait en volutes bleutées au dessus de leurs têtes, ils
étaient tous là assis sur une vieille souche, au bord de la mer, contemplant ce paysage familier
pour eux et pourtant offrant une image différente à chaque fois, ce soleil couchant qu’Hermo,
il le sentait, n’allait plus jamais revoir, auréolé de l’Amitié de la Route, que l’on donne de part
et d’autre à fond, conscients que l’on est tous de son caractère éphémère et unique…
Hermo se laissa porter, il apprécia surtout les silences entre ses hommes qui ne
se verraient plus jamais, il pensait aussi déjà à sa prochaine étape à Rio.
Dans un état proche de l’hallucination rédhibitoire, Hermo grimpa dans un bus à la
Station d’Eunapolis, à peine installé sur son siège, il vit entrer une de ces cariocas, une de
ces merveilles de filles de Rio, qui font se retourner tous les hommes sur leur passage, leurs
regards se croisèrent comme hypnotisés, la facilité déconcertante avec laquelle elle vint
s’asseoir près de lui, n’avait d’égal que sa démarche féline et sensuelle…
Il leur restait quelques minutes avant le départ, qu’ils mirent à contribution pour
inhaler (encore…) un petit joint d’herbe locale, roulé dans du papier journal, par ses adorables
petites mains…Ils se connaissaient à peine et ils allaient passer leur première nuit ensemble,
elle était juchée sur ses genoux comme la petite femme de seize ans qu’elle était encore. La
route infinie en perspective, son odeur sauvage de gardienne de chèvres qui l’envoûtait,
Hermo se sentait transporté au delà du monde et aurait voulu que la nuit ne s’achevât
jamais…
Il dut pourtant la quitter à regrets dans un faubourg de Rio, dont elle était issue ; il
avait en poche l’adresse d’une française, Dominique, qui avait décidé de s’installer au Brésil
après la disparition tragique de José, son compagnon, le frère spirituel d’Hermo, (en fait son
cousin germain), qui l’avait initié à nombre de refrains et de pensées et qui un soir de l’été
1982 s’était jeté par la fenêtre de son appartement parisien de la rue Laumière, (sic)…
Il la retrouva dans le hall d’un gigantesque hôtel, d’où elle l’emmena dîner d’une
bonne feijoada, plat national du Brésil, un excellent ragoût de haricots noirs et de porc…
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