Eric Courthès
Métaphorismes, jeux de construction de l’écriture et de l’homme, d’Augusto Roa Bastos
I) Resumen:
Los Metaforismos que vamos a traducir y analizar constituyen un doble de la obra existente y ausente de Augusto Roa Bastos, proviniendo de un palimpsesto cuya extensión nadie hoy en día puede medir, y del cual ciertos estratos no han conocido la edición, tejiendo entre sí su propia coherencia interna, al destacarse de sus respectivas ficciones.
En aquel terreno pluritextual, -tan polifónico como el tema Elegguá de Omar Sosa-, (Sosa, 2001), Roa nos enseña a jugar a volver a construir su obra y sobre todo su pensamiento, a partir de metáforas aforísticas, habitadas también por la trascendencia del lenguaje y de tres ejes dominantes: la Escritura, el Hombre y la Mujer, y el Amor…
Y entonces, el texto que vamos tejiendo nosotros mismos, el genotexto, deja entrever algunas zonas de significado, a partir de las cuales se puede apreciar su genio de la escritura endotextual, su extraña poética de la ausencia y su innegable dimensión filosófica.
En todo caso, aquellos juegos de armar de la escritura y del amor, en un punto se tocan, la alteridad, sin la percepción exacta y apasionada del otro, sea texto o ser humano, no existimos, o entonces muy parcialmente, John Fante en su tiempo ya lo acertó: “Para escribir hay que amar y para amar hay que comprender.”, (Fante, 2002, 142).
II) Introduction
Nous devons avouer tout d’abord que nous avions exclu de nos récentes études sur la transtextualité chez Roa Bastos, (Courthès, 2006, a, b, c, d, e), Métaphorismes, le dernier ouvrage publié par l’auteur seul, en effet, après 1997, Roa ne publia plus que des ouvrages collectifs, (Roa Bastos, 2001), (Maciel, 2002).
Et cette lecture postérieure aux articles et essais déjà cités ne fit que renforcer notre vision du texte roabastien, riche en intertextualité, hypertextualité et surtout endotextualité, dans la mesure où ce recueil de métaphores aphoristiques redit l’œuvre toute entière en filigrane et même l’œuvre absente. Des brouillons ou des oeuvres achevées jamais publiées ont en effet été choisies pour compléter ces pensées brèves et complexes. Roa l’affirme d’ailleurs dès le début de l’oeuvre: « Cette sélection provient de quelques unes de mes œuvres qui sont mentionnées ici, par ordre chronologique ; de brouillons inachevés ou détruits ; mais aussi de cahiers de notes et de lettres avec des amis lointains… », (Roa Bastos, 1996, 4ème de couverture).
Celles-ci disent non seulement une Ecriture qui se regarde et s’analyse, mais elles constituent aussi une profonde réflexion sur lui-même, sur l’Homme et la Femme, et l’Amour, pour ne citer que les axes les plus remarquables, dans ce petit ouvrage plutôt ignoré par la critique, malgré son indéniable caractère de confessions ultimes et intimes…
III) Cadre théorique de la transtextualité
Tout comme dans nos travaux précédents de sémiotique textuelle déjà cités, il nous semble important de bien distinguer, voire de remettre en cause, les habituels concepts de sémiotique tirés habituellement de Julia Kristeva et de Gérard Genette, (Genette, 7-18). Tout d’abord parce que les notions d’intertexte et d’hypertexte ont tendance à se chevaucher dans la critique actuelle, et ensuite parce que l’hypertextualité, telle que la définit Genette, ne distingue pas la nature de « l’opération transformative », (Genette, 14), qui sépare forcément un hypertexte auctorial, fort présent chez Roa, d’un hypertexte allographe.
Enfin, parce que chez don Augusto, l’interrogation sur le texte lui-même, l’Ecriture de L’Ecriture, d’un texte qui se met en scène et se génère lui-même, est telle, que la catégorie d’hypertextualité auctoriale n’y suffit pas non plus. Ceci sans compter avec les ruptures métadiégétiques, fort nombreuses dans l’œuvre, qui elles non plus ne peuvent ressortir à la même catégorie fourre-tout d’hypertextualité.
Nous proposons donc pour l’avant-dernière catégorie, le terme d’endotextualité, (Courthès, 2006 c, 115-120) et pour la dernière, s’agissant du même texte en fait, mis en abîmes successivement, -et non pas du recours à un autre texte, de l’auteur ou pas-, les catégories habituelles de métadiégèses ou métadiscours y suffiront.
L’intertexte se limitera donc, comme le suggère d’ailleurs Genette, s’appuyant sur Kristeva, à la citation, au plagiat ou à l’allusion, l’hypertexte auctorial à la présence, avec transformation ou pas, d’un texte antérieur ou postérieur de l’auteur, l’hypertexte allographe, à la recréation d’un texte d’un autre auteur, et enfin l’endotexte, à une réflexion sur le texte qu’on est en train de lire et plus généralement sur l’écriture.
On voit bien ici que toutes ces catégories ne disent pas les mêmes réalités, on peut même affirmer qu’elles ne suffisent pas à dire toutes les transmutations du texte, surtout chez Roa Bastos.
IV) Présence des concepts de transtextualité et définition de Métaphorismes
Dans le recueil de pensées brèves, et souvent humoristiques, qui nous occupe, l’intertextualité apparaît clairement dans l’excellent index thématique de Carlos Pujol, tous les plus grands sont là, généralement cités. A l’ exception du génial don Miguel de Cervantès, dont c’est l’oeuvre qui est souvent commentée, et qui occupe à lui seul 8 entrées, le record dans la série des littérateurs, où l’on peut citer Nietzsche bien entendu, Blaise Pascal, Borges et Quevedo, s’il fallait constituer un quelconque palmarès.
Le grand Cioran lui-même, le Maître incontesté de l’aphorisme, n’y apparaît qu’une seule fois, et la mention à cet auteur va nous permettre de distinguer d’emblée les aphorismes du Maître roumain et ceux de Roa. Celui-ci en effet, en publiant à la fin de sa carrière littéraire, ce recueil d’aphorismes, rejoint les plus grands, tel Cervantès dans Flor de aforismos peregrinos, ou encore Proust et Oscar Wilde, ceci sans compter les philosophes qui tels Schopenhauer, De La Rochefoucauld, Voltaire ou Nietzsche y allèrent aussi de leur recueil de pensées brèves et denses.
Par contre, Cioran était un spécialiste de la pensée noire et concise, pas un auteur de fictions, alors que Roa nous propose ce recueil à la fin de sa carrière littéraire, en replongeant dans sa propre œuvre, marque d’hypertextualité auctoriale remarquable là encore.
D’autre part, la mise en recueil de ces aphorismes préexistants à l’œuvre elle-même, en donne pour le moins une seconde vision, et constitue en soi une démarche hypertextuelle, d’autant plus énigmatique, qu’elle a recours à nombre d’aphorismes jamais publiés et donc de fictions absentes. Mais qu’importe puisqu’on n’écrit qu’une seule histoire et l’auteur en la matière l’a largement démontré : « On a beau combiner les mots dans tous les sens, on écrit toujours la même histoire. » (Roa Bastos, 1996, [529] , 111, A Contrevie).
Mais ce qui ici va nous occuper plus longuement, c’est l’endotexte, en effet, comme le signale justement Carlos Pujol, c’est sans surprise le mot « escribir », sans compter tous ses corollaires, qui occupe le plus d’entrées dans l’œuvre, 35 en tout, ce qui justifie que l’on en est fait l’axe autour duquel gravite cette première partie.
5 œuvres sont concernées d’une part, -nous vous rappelons qu’il s’agit dans l’ordre de parution de : Moi, le Suprême, Veille de l’Amiral, Le Procureur, A contrevie, et enfin de Madame Sui-, et d’autre part, dans Fils d’homme, étrangement exclu de la série, les réflexions sur l’écriture ne manquent pas, on peut même aller jusqu’à dire que les endotextes de Miguel Vera dans le chapitre VII, Relégués principalement, contiennent en germe tous les autres, est-il besoin de rappeler la force communicative de cette citation sur l’utopie de l’écriture, du génial narrateur-écrivant de l’œuvre :
« Vieux vice, que celui de l’écriture. Cercle vicieux qui devient vertueux quand il se boucle vers l’extérieur. Une manière de fuir vers l’espace stable des signes : une manière de chercher le lieu qui transporte notre lieu dans un autre lieu. Et n’est-ce pas là le vrai sens de l’utopie ? L’utopie du Fils prodigue revenant au foyer qui n’existe plus ; celle des bannis, des exilés, des relégués qui rêvent de revenir sur la terre à laquelle on les a arrachés et savent que même s’ils y retournent elle ne sera plus jamais la leur. C’est l’homme lui-même qui est l’utopie parfaite. Pour y échapper, on voyage, on est toujours en train d’aller quelque part, on fuit en avant ou en arrière, toujours plus loin.» (Roa Bastos, 1995, (1960), 227).
La réflexion sur l’écriture est donc permanente chez Roa Bastos, la longue série d’aphorismes ayant trait à celle-ci transcende toutes ses œuvres, et débouche même sur une nouvelle œuvre, fruit de la compilation de tous ceux-ci. On sait aussi que cette obsession tardive pour les pensées brèves et métaphoriques n’avait pas trouvé son accomplissement dans celle qui nous occupe. De fait, dans le documentaire que je lui ai consacré en 2001, Un país tras la lluvia, il m’affirma en préparer une autre série à partir de la culture guaraní, ou l’aphorisme, le ñé’ engá, est d’un usage très courant, avec une lourde charge métaphorique.
En effet, Roa dans cette interview qu’il m’accorda en septembre 2000, le définit magistralement ainsi: « la sombra de la palabra », à partir de son étymologie : ñéé : ‘lengua, palabra », et ta’angá :’sombra’…C’est donc « à l’ombre des mots », aux marges de leurs signifiants et signifiés que Roa aurait aimé allé, encore plus loin…
Enfin, dans une interview de juin 2003, il affirma même qu’il donnait alors la dernière touche à une série de mille aphorismes intitulés Proverbes rebelles :
“-Quel livre êtes-vous en train d’écrire actuellement? Vous pouvez nous donner une petite idée ? -En réalité, je travaille sur deux oeuvres en même temps. D’une part, j’apporte la dernière touche à une série de mille aphorismes, (tel est mon objectif), telles des pensées très condensées. Je veux que le livre s’appelle Proverbes rebelles, mais je n’ai pas encore fini de recueillir une grande partie d’aphorismes, de phrases et de pensées. Heureusement qu’Alejandro (Maciel) m’aide à sélectionner, parce que j’en avais oublié quelques uns dans Le procureur lors de la première collecte. Je ne sais pas si quelqu’un lira un jour les mille, mais, comme chacun le sait, l’espoir fait vivre…D’autre part, je suis en train d’essayer de peaufiner cette espèce de plan général, que l’exécution finale d’une œuvre rend obligatoire. Il s’agit d’un roman qui m’habite, au titre brumeux : Un pays derrière la pluie. Quand j’étais petit à Iturbe, le village de l’intérieur où j’ai grandi, je regardais le paysage les jours de pluie et ce voile ténu de la pluie qui s’interposait entre mon regard et la campagne, la rendait incertaine, lointaine, intangible. C’est comme ça que je vois mon pays : derrière un rideau de pluie qui parfois le met en évidence et d’autres fois l’asphyxie. Et l’on reste ensuite à attendre la lumière du soleil, qui inexorablement viendra nous libérer d ce cauchemar intime, de ne pas pouvoir nous reconnaître l’un dans l’autre. Dans cette histoire, il, y a une petite fille. Les yeux pleins de rêve d’une petite fille, qui construit quelque chose qui n’existe pas encore mais qu’elle pressent. », (Giron, 2-3).
Mais avant d’en venir vraiment au traitement de cet endotexte par Roa, il convient de définir le terme de « Métaphorismes », puisqu’ils seront l’objet quasi exclusif de notre étude, et nul mieux que l’auteur lui-même, créateur de ce néologisme, ne pouvait le faire :
« Métaphore et aphorisme, fusionnant en métaphorismes, tissent la condensation d’une pensée brève, concise, laconique, cathartique, aux yeux taillés en facettes, qui permettent d’enregistrer la réalité du monde et de l’être humain simultanément, depuis tous les angles et pour tous les temps. », (Roa Bastos, 1996, [376], 88, Le procureur).
De plus, comme il le signale dans le métaphorisme précédent, la métaphore en elle-même « crée une nouvelle réalité qui rend irréelle la réalité d’origine », ([375], 88). On peut donc affirmer que nous allons analyser des pensées brèves, non dénuées d’humour parfois, qui débouchent sur une autre vision du réel, et bien entendu, vont au-delà d’un simple jeu hypertextuel ou endotextuel, sur l’écriture, de par leur polysémie naturelle.
V) Hypertexte : écrire un seul livre
« On a beau tourner les mots dans tous les sens, on écrit toujours la même histoire. », (Roa Bastos, 1996, [529], 111, A contrevie), cet adage est largement vérifiable dans toute l’œuvre de Roa, où l’hypertextualité auctoriale est si forte, qu’on a l’impression, justifiée, de ne lire qu’un seul livre. Mais quel Livre ! Il faudrait même se méfier, selon Roa égratignant au passage Socrates, de l’auteur d’un seul livre, - voir les cas remarquables de A. Fournier (1), J.K. Toole (2) et J.Rulfo (2)-, car il y régnerait une telle concentration de signifiés dans un minimum de signifiant, -ce que réalise parfaitement l’aphorisme-, que le nombre de lectures s’en trouverait naturellement multiplié : « Méfie-toi de l’auteur d’un seul livre, fit remarquer Socrates, qui n’en écrivit aucun. », ([534], 112, A contrevie).
Cette idée du Livre Unique contenant tout l’univers, sans début ni fin, ne lui appartient pas évidemment, on y retrouve des échos de Borges et de John Donne, cité par Roa dans ses Métaphorismes : « Toute l’humanité appartient à un seul auteur et à un seul volume. », ([267], 71, Veille de l’Amiral). Mais Roa dépasse largement son Maître argentin, en effet alors que chez celui-ci l’hypertextualité se nourrit d’une hallucinante érudition, chez Roa, le texte lui-même appelle et génère d’autres textes, qui s’inscrivent dans une seule œuvre, celle de l’auteur.
VI) Endotexte : écrire l’écriture
En effet, même si selon Carlos Pujol, « l’activité de l’écrivain est au centre des métaphorismes », (R B, Pujol, 1996, 15), même si l’acte d’écriture est le « miroir primordial », (18), dans lequel se regarde l’auteur, -qui ne reproduira jamais que son semblable, ( De Cervantès, 1986, 9), les métaphorismes de par leur caractère d’explorations intellectuelles, nuancées par l’ironie et l’humour, sont d’abord des interrogations sur le langage, sur la capacité ou l’incapacité des mots à dire de nouvelles réalités, en condensant les signifiants et en les métaphorisant à l’extrême, ( Courthès, 2006 b).
C’est là une vieille idée chez Roa, qui apparaît déjà dans Moi, le Suprême, « Il faudrait qu’il y ait dans notre langage des mots qui aient des voix. Un espace libre. Leur propre mémoire. Des mots qui subsisteraient seuls, qui porteraient en eux leur lieu. Un espace où ce mot se produirait tel un fait. », ([42], 36, Moi le Suprême).
Mais pourtant l’insuffisance du langage transparaît dans le métaphorisme suivant, ce qui compte ce ne sont pas les mots, en tout cas tels qu’on les connaît, avec leur caractère arbitraire, mais bel et bien les faits, dans un récit qui se générerait lui-même, en toute autonomie, d’où le concept d’endotexte créé pour l’occasion : « Le récit ne fait que se raconter lui-même. Ce qui est important ce ne sont pas les mots, mais les faits qui ne sont pas dans les mots et que justement les mots rejettent. », ([530], 111, A Contrevie).
Le métaphorisme serait donc à la fois un autoportrait de l’auteur, -comme nous le verrons plus tard-, mais de plus les mots qu’il contient, de par leur force métaphorique, en viendraient à remettre en cause le caractère arbitraire du signe, dans un texte unique qui se regarderait et se générerait lui-même.
Cette nouvelle réalité, créée par le mot, s’imposerait à tous, y compris à l’histoire : « Ecrire ne signifie pas transformer le réel en mots, mais faire que le mot soit réel. », ([7], 31, Moi le Suprême), en débarrassant le langage de toutes ses scories artificielles, un nouveau langage factuel naîtrait.
Cette véritable poétique de l’écriture, vue comme une utopie réelle, en perpétuelle reconstruction, pourrait paraître arrogante voire même prétentieuse à certains. Mais quand le lecteur expérimenté sursaute à chaque page, face à tant d’hypertextualité et d’endotextualité, quand il découvre que dans l’ouvrage qui nous occupe, -comme si les clés de l’énigme nous étaient révélées seulement à la fin-, tout ce qu’il supputait en la matière, s’éclaire tout d’un
coup, il ne peut que saluer, objectivement, cette performance hypertextuelle, qui transporte à chaque fois le lecteur vers de nouveaux horizons , vers l’ univers transfini de « la poétique des variations », (Roa Bastos, 1995, (1960)).
En effet, selon Carlos Pujol, ces aphorismes de Roa, malgré leur caractère « sentencieux et lapidaire, révèlent l’humilité de celui qui sait beaucoup et comprend très bien qu’il ne peut transmettre que des approches intuitives, que chaque lecteur devra compléter par lui-même, en ajoutant à la fulgurance verbale et intellectuelle de ce qu’il lit toute son expérience ; ce ne sont donc pas des vérités d’évangile, pour employer un terme consacré, mais plutôt des vérités qui donnent des ailes, et qui conduisent chacun d’entre nous à un lieu dépendant des ses capacités. Ce ne sont pas des objectifs en soi mais plutôt des invitations à voler », (R.B. Pujol, 12).On verra plus tard que l’on retrouve la même humilité dans les différentes « absences » de l’auteur…
VII) Métatexte : Ecrire pour un relecteur-créateur
Ecrire l’écriture constitue bien l’axe central de l’œuvre roabastienne, mais l’endotexte, et encore plus l’hypertexte, supposent de la part du lecteur une certaine attention et une implication certaine. D’une part, parce que comme nous venons de le voir, le fruit de sa lecture, le « génotexte », (Kristeva), (Rodríguez), dépendra de ses capacités et de son degré d’implication dans celle-ci, et d’autre part, parce que cette œuvre spécifique, ouverte à l’autre, en une multitude de pistes hypertextuelles et endotextuelles, requiert une attention particulière, celle d’un lecteur, qui comme l’internaute avec les liens hypertextes devient « auteur de sa propre narration, cessant d’êtres seulement spectateur et donne un nouveau signifié aux contenus. », (Kuklinski).
La lecture, par nature même hypertextuelle, est sollicitée dans ses derniers retranchements, on doit pouvoir, en plus des habituelles pertes d’attention, avancer ou reculer dans l’œuvre qu’on lit, dans l’ensemble de l’œuvre, vers d’autres textes non auctoriaux, et enfin puisqu’on est lecteur d’un long et permanent endotexte, on doit nous même nous interroger sur l’écriture. Magnifique invitation à créer ou recréer soi-même, « Faça vocé mesmo.», dirait Tom Zé, l’histrion iconoclaste de Sao Paulo, à qui je dois le titre de mon article : « Jeux de construction », tiré de celui de son C.D de 2002, Jogos de armar, BMG France, (Zé).
Il se produit alors une interactivité inversée entre le texte et le lecteur, en plus de la multiplicité des horizons d’attente qu’on lui propose, il doit se fondre lui-même dans la fiction, être lu par ses personnages : « Délire de la transparence : le lecteur, oublié du livre, se retrouve observé et lu par les personnages. », ([17], 33, Moi le Suprême)
Le lecteur idéal, à en croire l’auteur de Moi le Suprême, devrait se fondre dans la fiction et devenir lui-même un personnage de fiction : « Variété résignée du désir d’interprétation. Un critique littéraire ne pourrait l’atteindre qu’en devenant lui-même entièrement un être de fiction et en se dissolvant dans la réalité de la fiction. », ([18], 33, Moi le Suprême). Il devrait réécrire intérieurement un second livre, un génotexte fruit d’un « phénotexte », (Kristeva), (Rodríguez), qui constitue une véritable invitation à la création : « Un lecteur- né lit toujours deux livres à la fois : celui qu’il détient et celui qu’il écrit intérieurement avec sa propre vérité au moment où il lit. Deux livres qui n’en sont qu’un, mais différents l’un de l’autre. », ([263], 70, Veille de l’Amiral).
On voit bien, comme je l’avais déjà signalé, en d’autres temps, que le lecteur idéal n’est sûrement pas un critique littéraire, incapable de se fondre dans la fiction, mais bel et bien ce lecteur ingénu et distrait, qui reconstruit une autre fiction, la sienne, pendant ses pertes d’attention, ou quand il y repense, ou encore quand il relit :
“Il convient de rappeler tout d’abord, que cette volonté de Roa de se camoufler derrière diverses instances narratives, personnages, compilateurs, cahiers, manuscrits ou chroniques d’autres auteurs, coïncide avec l’époque de la Nouvelle Critique, menée par Roland Barthes, qui pronostiquait la mort symbolique de l’auteur et la naissance d’un nouveau lecteur, de type modélisant comme celui d’Eco…Cependant, les Pères Fondateurs de la sémiotique textuelle des années 70 différent quelque peu de Roa, alors que ceux-ci inventent un lecteur idéal, qui se substitue à l’auteur et réinvente à chaque lecture l’œuvre lue, Roa pour sa part préfère les « lecteurs ingénus », que “les critiques sensés ”, (Roa Bastos, 1995, (1960), 17) d’où peut-être notre obsession maniaque et magnétique pour son oeuvre…Un lecteur qui identifierait les différents échos de son livre- rhizome, et les connecterait entre eux, mais qui ne prétende pas reconstruire toutes les strates des palimpsestes de Roa… Un lecteur qui aimerait, en toute humilité, comprendre qu’il n’a pas tout compris, qui sorte de la lecture avec à l’esprit des zones d’ombre, des interrogations permanentes sur l’Homme et l’Ecriture. Un Fils d’Homme qui aurait ses doutes et ses fautes, comme dans la vie réelle, qui entreverrait dans la réalité imposante de sa Parole, ce que c’est que la Fiction: « Ecrire c’est faire se détacher le mot de soi-même. Prendre en charge ce mot qui se sépare de nous, avec tout de nous-même, jusqu’à ce qu’il appartienne à l’autre. Quelque chose qui nous est complètement étranger. (…)Ecrire ne signifie pas transformer la réalité en mots mais faire que le mot soit réel. », ( Roa Bastos, 1974, 161). Un lecteur qui par ses métatextes naïfs alimenterait toute son œuvre sans prétentions, et créerait ses propres fictions, qui ne seraient que de simples hypertextes de son Maître; un lecteur qui chercherait un auteur qui écrit pour l’autre et l’implique dans son tourbillon utopique… », ( Courthès, 2006 c, 119).
Roa réécrit et varie à l’infini un livre unique et multiple à la fois, logiquement son lecteur se doit aussi de renouveler les lectures : « La compréhension d’un livre est parfois rétrospective : le troisième livre est celui dont le lecteur se souvient. », (Roa Bastos, 1996, [264], 70, Veille de l’Amiral).
Le lecteur modèle chez Roa devient donc créateur, (Courthès, 2006 b, c), il fomente tout au long de ses relectures, de nouvelles versions de l’œuvre, il réécrit le livre et même l’auteur : « Il y a un quatrième livre, celui des relectures au fil du temps. Différentes versions magiques d’un seul livre qui tourne comme un kaléidoscope autour de l’imagination du lecteur. », ([265], 71, Veille de l’Amiral).
Au bout du compte, le lecteur devient créateur et donc l’endotexte se transforme en exotexte, un nouveau texte fruit des relectures et des génotextes des lecteurs actifs, (Orlando, 2007).
VIII) L’Auteur et le texte absents
Tout comme le lecteur devient auteur, l’auteur est lui-même le lecteur de son œuvre, une seule fois, au moment où il l’écrit. Mais surtout il est écrit par le lecteur et donc la société, qui en affichant ses désirs et ses carences, contraint l’auteur à écrire le livre qu’il ne trouve nulle part, et que le lecteur va s’approprier par la singularité de ses lectures : « Un auteur
n’écrit pas n’importe quel livre. Il écrit celui qu’il veut lire et ne trouve nulle part. Alors l’auteur écrit mais il est aussi écrit. », ( Roa Bastos, [260], 70, Veille de l’Amiral).
C’est là la première manifestation de son absence, qui paradoxalement se manifeste par une plus grande présence du lecteur, dont Roa d’ailleurs adorait jouer. Ne déclare-t’ il pas en effet, avec une grande jubilation intérieure, dans Le grand portail des rêves, documentaire sur Roa de qualité, de 2002, d’Hugo Félix Gamarra, en se référant à Fils d’homme : « Dans l’une de ces œuvres que l’on m’attribue. », (Gamarra, 2002), provoquant immanquablement chez les spectateurs le rire de ceux qui savent sa capacité drolatique de mettre en relief l’absence d’un auteur, on ne peut plus présent…
Comme nous l’avons déjà signalé dans le chapitre précédent, cette mise en retrait de l’auteur coïncide avec les postulats de la Nouvelle Critique et en particulier de Roland Barthes. En fait, Roa les met tout simplement à l’épreuve du texte, en donnant à l’ensemble de son œuvre un caractère presque apocryphe, même s’il apparaît toujours comme l’auteur sur la couverture. Il suffira de rappeler ici que depuis Miguel Vera à Félix Moral, en passant par le
Suprême, dans une perspective cervantine, Roa a merveilleusement créé l’illusion d’un personnage- narrateur qui écrit son propre livre, en laissant à l’auteur la portion congrue, et en donnant cette incroyable impression d’autonomie du récit.
D’où l’aphorisme suivant : « Aucun auteur digne de ce nom ne peut écrire son propre livre. S’il est honnête il doit disparaître complètement dans ce qu’il écrit. », ( Roa Bastos, [143], 51, Moi le Suprême), qu’il ne faut pas s’étonner de retrouver dans l’œuvre majeure de Roa, tant l’incroyable présence du personnage occulte et « rend presque superflue la personne de son propre auteur », ( R.B., Pujol, 1996, 16).
Par ce mécanisme, que seul les plus grands atteignent, l’auteur en s’oubliant de son ego, n’apparaît plus qu’au second plan, car ce sont le lecteur et surtout la fiction, qui en s’émancipant, occupent le devant de la scène. L’auteur en arrive même à affirmer que dans cette dépossession de l’œuvre qu’il subit, de la part du lecteur et de ses narrateurs, il finit par méconnaître son œuvre et même ne plus la comprendre, sa fiction ne lui appartient plus, elle devient celle, multiple, des autres : « L’auteur est celui qui connaît le moins son œuvre. S’il la connaissait il l’aurait écrite d’une autre façon, ou il ne l’aurait pas écrite. », ( Roa Bastos, 1996, [15], 32, Moi le Suprême).
Une fiction qui d’ailleurs presque toujours est le fruit de successives destructions, sélections et variations, que ce recueil de métaphorismes a le mérite de révéler au grand jour. En effet, avant celui-ci on ne pouvait prendre conscience de la profondeur du palimpseste, maintenant il suffira au lecteur exercé, -qui d’ailleurs s’y perdra-, de comparer les aphorismes publiés, avec leur source fictive, dans le cas du Procureur et de Veille de l’Amiral, la différence est abyssale. Ce ne sont donc pas que des certitudes que nous lègue Roa, mais bel et bien une véritable énigme : que sont et d’où proviennent ces métaphorismes qu’on n’avait jamais publiés nulle part ? A quelle oeuvre secrète et souterraine appartiennent-ils ?
IX) Ecrire l’Homme
Si l’écriture et toutes ses données connexes occupent bien le centre de ce recueil, il est une autre entrée qui occupe une place de première importance, l’homme, et plus encore la femme, y occupent une place de choix.
En effet, de quoi ou de qui ces métaphorismes nous parlent? Eh bien de façon paradoxale, pour un auteur qui refuse ce statut, ils nous parlent de l’auteur lui-même, dans ce « miroir primordial », (R.B, Pujol, 18), c’est son propre visage qui se dessine.
Carlos Pujol va même jusqu’à parler d’une espèce de « fiction », composée d’un collage de fictions, sans illation narrative, qui finissent par former un autoportrait : « Et tout ceci, qui à l’origine faisait partie de ses romans, décomposé en métaphorismes, forme un nouveau corpus qui n’a pas d’illation narrative, mais qui dans sa totalité dessine la silhouette de l’auteur, et finit par constituer une très longue et indirecte métaphore de lui-même. », (19).
Ce qui est sûr d’un point de vue pragmatique, c’est que le lecteur sans horizon d’attente défini, ou confronté à plusieurs à la fois, a tendance à détacher ces métaphorismes de leur « sémiotope » fictionnel d’origine, (Ezquerro, 24), même le Suprême passe à la moulinette de cette re-lecture spécifique. Enfin, fruits de textes absents ou présents, et classés selon leur propre cohérence : ‘écrire- moi- homme- femme- vie- mort- Dieu’, sans reprendre forcément la chronologie des différents hypotextes, ils créent de nouvelles interprétations en tissant entre eux de nouveaux liens. Là encore, il faudrait inventer un nouveau concept pour dire cette capacité transfinie à provoquer la re-lecture, et à finalement, coup magistral, tisser sa propre image, -après avoir fait de l’absence sa poétique-, en filigrane…
Dans cette quête endotextuelle de l’écriture, c’est lui-même que l’auteur recherche et dont il laisse apparaître quelques fragments de vérité : « L’homme le plus sensé et le plus vertueux l’est seulement en apparence grâce aux petites folies qu’il s’autorise en privé. », ( Roa Bastos, (1996, [52], 38, Moi le Suprême), ou encore quand il nous parle d’ « Un homme d’âge très avancé, qui était hanté par une jeunesse clandestine, et se permettait de jouer furtivement au Roi David, avec des adolescentes de quinze ans…. », ([60], 39, Moi le Suprême), -qui n’est autre qu’une allusion au grand-père de Félix Moral, qui apparaît dans El fiscal, (Roa Bastos, 1993, 16) sous les traits d’Ezequiel Gaspar-, l’auteur ne nous parle-t’ il pas un peu aussi de lui ???
Mais c’est sûrement quand il nous parle de la femme que Roa nous parle le plus de lui, sans doute parce que ce fut l’une des plus grandes préoccupations de sa vie, de « son expérience humaine pas toujours très heureuse », (26), telle celle de Félix Moral, le personnage- narrateur le plus autobiographique de son œuvre, (Courthès, 2006 e).
Quant à l’homme au sens philosophique du terme, il le trouve de moins en moins humain, même les hommes dominants ne sont que des hommes selon lui, et non pas des dieux, comme d’aucuns voudraient le laisser entendre. On retrouve dans cet aphorisme l’un des fondements de l’œuvre toute entière, « l’image de l’homme», (Courthès, 2006 e) y occupe une place centrale, confronté à ses limites et à Dieu dans Fils d’homme, au pouvoir dans Moi le Suprême, ou à la femme dans Le procureur : « Les hommes les plus hommes ne sont que des hommes, et ceux-ci le sont de moins en moins. »,( Roa Bastos, 1996,[53], 38, Moi le Suprême).
X) Ecrire la femme
Ecrire la femme, c’est d’abord écrire la relation homme/femme et bien entendu écrire la jalousie, et là les références abondent, principalement comme émanations de Le Procureur, (Courthès, 2006 e). Et en ce cas, l’humour de l’auteur frôle le cynisme dans sa terrible lucidité et son désenchantement : « La jalousie peut tout pardonner sauf le soupçon de l’infidélité. », ([402], 92, Le procureur).Dans cette inversion de l’amour que constitue la jalousie, seul l’amour propre l’emporte, et finalement la haine; être jaloux de son conjoint, de l’autre, c’est s’aimer un peu trop : « La passion possessive de la jalousie transforme l’amour en la forme la plus perverse de l’amour propre, c’est-à-dire, de la haine de l’autre. », ([400], 91, Le procureur).
Cette attitude pernicieuse et suspicieuse est d’autant plus préjudiciable à l’homme qu’il n’est que la moitié de la femme, sans la confiance dans son autre moitié, il demeure un être incomplet : « L’homme, dominateur de la femme, est la moitié de la femme. Il se complète seulement dans l’être entier de la femme. », ([257], 69, Le procureur).
Il convient donc ici, à la lumière de cet original et empirique féminisme masculin, qui rend un hommage indéniable et sincère à la femme, faire taire toutes les critiques, en général féminines, qui font de Roa un auteur misogyne, en sombrant dans l’anti-machisme primaire, et surtout en ignorant la complexité de l’œuvre.
S’il est incontestable que les personnages masculins sont plus nombreux dans l’œuvre, il convient de ne pas oublier que des personnages dits secondaires comme María Regalada, Damiana Dávalos et surtout Saluí, ont un rôle de grande noblesse et tendresse dans Fils d’homme, chacune à leur façon, elles régénèrent l’homme sans conteste.
En fait, seul Moi le Suprême ne laisse que peu de place à la femme, exceptée la fantomatique « belle andalouse », car l’homme qui y prend la parole et assume la « narration » l’avait en horreur. Ce n’est que le reflet exact de la vie d’un homme qui ne s’est jamais, ou presque, reconstitué dans son autre moitié, ce qui évidemment explique bien des excès, voir à ce sujet La ínsula paraguaya, ( Courthès, 2005, 34-39) et sa traduction L’insule paraguayenne, ( Courthès, 2006 f, 55-64).
Par contre, comme nous le verrons plus avant, la réflexion sur la femme et le couple y est fort importante. Ensuite nous venons de dire que c’est « l’image de l’homme », l’un des noyaux autour duquel gravite son œuvre, mais il s’agit de l’homme au sens philosophique, et donc aussi de son indispensable « moitié d’orange », la Femme.
Et surtout, n’oublions pas que dans Madame Sui, il réussit la performance d’écrire l’histoire d’une femme, en se glissant dans sa personnalité, dans ses ressorts les plus ultimes, les convulsions du sexe face à la démesure et la débauche du pouvoir, il écrit comme une femme la femme, et peut-être mieux que n’aurait pu le faire une femme elle-même, avec le recul et la tendresse de l’homme d’âge mûr.
Et enfin, il nous faut oublier l’aspect biographique, Roa finit en effet sa vie seul, après avoir connu trois épouses et trois familles différentes, mais ne nous démontre-t’ il pas dans Le procureur, que les leçons qu’il tire de ses échecs personnels, apportent beaucoup plus qu’une vie de couple abrutissante et sans rupture, sombrant dans l’ennui et l’habitude de « la solitude à deux. », ([252], 69, Veille de l’Amiral).
Tandis que l’homme détruit, la femme reconstruit, ([505], 107) tandis que l’homme désire, la femme procrée ([258], 70) et même s’il cède un peu dans Moi le Suprême au sarcasme, en abordant la thématique connexe du désir : « Le désir de cohabiter avec une femme est plus intense quand on est seul que quand on partage sa couche. » ([62], 39),
n’oublions pas que c’est le dictateur onaniste et sexiste qui parle, et non pas Roa, et quand bien même il y aurait aussi une part de lui, pourrait-on lui en vouloir après tant de souffrances et d’errances?
XI) Ecrire l’Amour
Selon Roa, la vertu de l’homme et de la femme, menant une vie de couple harmonieuse, ne peut se consommer que dans le vice le plus absolu, dans la communion des corps, sans limites ni tabous, si bien restituée dans Le procureur, qu’on en viendrait presque à regretter que Roa n’ait cédé qu’une seule fois aux tentations du récit érotique, et aux influences certaines du Marquis de Sade : « Sade, le grand libertin, réalisa un travail profond de libération morale sur tous les terrains, du sexe aux esprits. Parfois les libertins les plus dépravés assurent sans le vouloir une fonction d’hygiène publique. », ([456], 100, Le Procureur).
Le don de soi se doit d’être total, il faut donc abolir l’égoïsme sexuel, c’est dans l’autre que l’un se fond, sans réserves, il y retrouvera en ce cas le centre de sa propre libido : « L’amour véritable se livre totalement à l’être aimé sans rien réclamer, sans même savoir si en dehors de lui il existe un autre sentiment, un autre monde, ce qui en fait une forme d’hallucination. », ( [401], 92, Le procureur). « La base d’une nouvelle éducation sentimentale, sexuelle et morale consisterait à abolir l’égoïsme sexuel des couples et assumer le corps de l’autre comme le centre de la propre libido. », ([409], 93, Le procureur).
Une sexualité harmonieuse fait atteindre aux couples un stade quasi mystique d’harmonie : « L’homme et la femme ne peuvent être vertueux que quand ils se livrent complètement à leur vice, qui les absorbe et les fait retourner comme une passion mystique à la nature du sacré. » ([63], 39, Moi le Suprême)
Ce qui ne veut pas dire pour autant que le sexe soit tout dans un couple, il faudrait plutôt inscrire sa relation dans la délicatesse et la durée, dans la simplicité : « Il faut tant de délicatesse pour que le reproche à l’être aimé ait la douceur d’un baiser volé. », ( [66], 40, Moi le Suprême). « Dans la majorité des cas l’essentiel réside dans une grande simplicité.», ([67], 40, Moi le Suprême).
Dans ces conditions, « Un amour adulte ne peut être adultère », ([410], p. 93, Le Procureur), on voit bien cependant que même ce genre de relations ne résiste pas à l’épreuve du désir, et la belle Leda Kautner est là pour le démontrer, même si le personnage de Félix fait tout pour résister à la séduction, il ne peut que constater son échec : « L’obnubilation causée par la beauté féminine annule chez l’homme les notions de bien et de mal. Il ne résiste que difficilement à la séduction, et n’y parvient presque jamais, étant donné qu’ y résister ne signifie pas pour autant ne pas être séduit. », ([392], 90, Le procureur).
Tant d’illusions, de bonheur créé à deux, détruit par la première venue, ne peuvent déboucher que sur le désespoir, voire un nihilisme tout à fait quevedien: « Je sens vivant en
moi l’amour d’une femme qui mourut en m’aimant. A moins que la vie et la mort ne soient qu’un seul et même mensonge. », ([251], 69, Veille de l’Amiral).
Les illusions perdues finissent dans l’exercice difficile de la solitude, ou pire dans « la solitude à deux », ([252], p. 69, Veille de l’Amiral) « Le désespoir accompagne l’amour quand l’amant abandonné reste seul. Mais aussi quand l’amour meurt dans « la solitude à deux. ». Difficile donc d’établir un bilan de la vision de l’amour chez Roa, la vie de couple
Harmonieuse, dans la fusion avec l’autre, y est encensée. Cependant tout termine dans la désillusion, la solitude, seul ou à deux. Ces jeux de construction nous montrent finalement l’image d’un homme blessé par l’amour, dont les cicatrices ne se referment pas, mais qui en tout état de cause, fait preuve de la plus grande lucidité et maturité.
Dans le périlleux exercice de dire l’amour, ses visions de l’amour, Roa nous transmet un message essentiel, « la poussière d’amour » de Quevedo, -dans son sublime poème Amor constante más allá de la muerte, analysé magistralement par Roa-, (Maciel, 82), est là pour alimenter la vie et l’art, dans un espèce d’au-delà, d’Amoïté, -en guarani, ‘au-delà du temps, de l’espace, du notionnel, et donc du rationnel-, comme l’utopie qui n’existe que dans la transcendance, tel le wagon magique de Casiano Amoïté dans Hijo de hombre, (Roa Bastos, 1960, 187-188).
En effet, comme chacun le sait, l’utopie et l’amour déjà installés n’ont plus grand intérêt, c’est dans leur insatisfaction enflammée qu’il se transcendent :
« Alma a quien todo un Dios prisión ha sido/venas que humor a tanto fuego han dado/médulas que han gloriosamente ardido/ su cuerpo dejarán, no su cuidado/serán ceniza, mas tendrán sentido/polvo serán, mas polvo enamorado.”, (Maciel, 82).
En substance, Roa “demande à la poussière”, (Fante, 1990), (Courthès, 2006 g, 15), du réel et de l’amour, de lui tisser une nouvelle fiction, la sienne, à partir de presque toutes ces œuvres, présentes ou absentes. Et c’est ce magnifique recueil de fictions intitulé Métaphorismes qu’il nous est donné de lire et de comprendre, en entrant dans un étrange et complexe « jeu de construction », qui laisse autant d’inconnus que de certitudes, même au lecteur complice.
« Quand on ne peut déjà plus rien faire, on écrit », (Roa Bastos, 1996, [1], 31), sur l’Ecriture et sur l’Amour, pour laisser une trace….
10 01 2007
XII) Bibliographie
Courthès, Eric.
La ínsula paraguaya, Asunción, Universidad Católica, CEADUC, Biblioteca de Antropología Paraguaya, Vol. 49, 2005.
a) « Le texte et ses liens dans quelques œuvres de Roa Bastos », Paris, Université de Paris IV La Sorbonne, Cahiers du CRIMIC SAL, sous presse, (2006).
b) Lo transtextual en Roa Bastos, Asunción, Universidad Católica, CEADUC, Biblioteca de Antropología Paraguaya, sous presse, (2006).
c) « El endotexto roabastiano », Asunción, Palabras, n°1, (2006): 114-120.
d) « La poética de la ausencia », Asunción, Última Hora, Correo Semanal, 29/01/06, 4-5.
e) “Una trilogía paraguaya tras otra”, Poitiers, CRLA de l’Université de Poitiers, Actes de la Jornada Roa Bastos du 14 janvier 2006, et à Asunción, Cátedra Roa, Universidad Católica, sous presse dans les deux cas.
f) L’insule paraguayenne, Paris, Le Manuscrit, 2006.
g) Le livre et autres délivres, Paris, Société des Ecrivains, 2006
(Une partie de ces livres et articles est consultable sur mon site et mon blog dédié à Roa Bastos): http://roabastos.monsite.wanadoo.fr/
et http://spaces.msn.com/members/ROABASTOS/PersonalSpace.aspx
De Cervantes, Miguel. El ingenioso Hidalgo don Quijote de La Mancha, Espasa-Calpe, Colección Austral, 1986.
Ezquerro, Milagros. Fragments sur le texte, Paris, l’Harmattan, 2002.
Fante, John.
Demande à la poussière, Paris, Christian Bourgois, 1990, (1939).
Mon chien stupide, Paris, 10/18, 2002.
Genette, Gérard. Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Editions du Seuil, Points Essais, 1982.
Giron, Luis Antonio. « Entrevista exclusiva com o escritor Augusto Roa Bastos”, Sao Paulo, Epoca, n°270, juillet 2003, http://giron.blogspot.com/2004_06_20_giron_archive.html
Kristeva, Julia. Le texte du roman, La Haye, Mouton, 1970.
Kuklinski, Hugo Pardo. « Borges y el hipetexto. Internet: la nueva Biblioteca de Babel”, 22/01/04, http://weblog.educ.ar/education-tics/archives/000847.php
Maciel, Alejandro. El trueno entre las páginas, (diálogos entre Augusto Roa Bastos y Alejandro Maciel), Asunción, Intercontinental Editora, 2002.
Roa Bastos, Augusto.
Hijo de hombre, Madrid, Alfaguara, 1969, (1960).
Fils d’homme, Paris, Seuil, 1995, (1960).
« Le trou dans le texte ( ou les pièges du sujet dans l’histoire, dans la fiction, et dans la critique littéraire) », conférence inédite, Espagne ?, 1995?
Yo el Supremo, Madrid, Cátedra, Letras Hispánicas, 1974, (1987).
El fiscal, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1993.
Metaforismos, Barcelona, Edhasa, 1996, (introduction et index thématique de Carlos Pujol, indiqué « R.B, Pujol » dans le texte, quand il est cité).
Los Conjurados del Quilombo del Gran Chaco, avec Alejandro Maciel, Omar Prego Gadea,
Eric Nepomuceno, Buenos Aires, Alfaguara, 2001.
Rodríguez, Jaime Alejandro, “Hipertexto y literatura: una batalla por el signo en tiempos modernos”, http://javeriana.edu.co/Facultades/C_Sociales_virtual/publicaciones/hipertxt-lit/hipertexto_fcs.html
Filmographie:
Courthès, Eric. Un país tras la lluvia, Saintes, France, documentaire, 26 mn, non diffusé à ce jour, 2001.
Gamarra, Hugo Félix. El portón de los sueños, Asunción, Fundación Cinemateca y Archivo Visual del Paraguay, 90 mn, 2002.
Discographie:
Sosa, Omar. Prietos, New York, OTA Records, 2001.
Zé, Tom. Jogos de armar; Paris, BMG France, 2002.
Métaphorismes, jeux de construction de l’écriture et de l’homme, d’Augusto Roa Bastos
I) Resumen:
Los Metaforismos que vamos a traducir y analizar constituyen un doble de la obra existente y ausente de Augusto Roa Bastos, proviniendo de un palimpsesto cuya extensión nadie hoy en día puede medir, y del cual ciertos estratos no han conocido la edición, tejiendo entre sí su propia coherencia interna, al destacarse de sus respectivas ficciones.
En aquel terreno pluritextual, -tan polifónico como el tema Elegguá de Omar Sosa-, (Sosa, 2001), Roa nos enseña a jugar a volver a construir su obra y sobre todo su pensamiento, a partir de metáforas aforísticas, habitadas también por la trascendencia del lenguaje y de tres ejes dominantes: la Escritura, el Hombre y la Mujer, y el Amor…
Y entonces, el texto que vamos tejiendo nosotros mismos, el genotexto, deja entrever algunas zonas de significado, a partir de las cuales se puede apreciar su genio de la escritura endotextual, su extraña poética de la ausencia y su innegable dimensión filosófica.
En todo caso, aquellos juegos de armar de la escritura y del amor, en un punto se tocan, la alteridad, sin la percepción exacta y apasionada del otro, sea texto o ser humano, no existimos, o entonces muy parcialmente, John Fante en su tiempo ya lo acertó: “Para escribir hay que amar y para amar hay que comprender.”, (Fante, 2002, 142).
II) Introduction
Nous devons avouer tout d’abord que nous avions exclu de nos récentes études sur la transtextualité chez Roa Bastos, (Courthès, 2006, a, b, c, d, e), Métaphorismes, le dernier ouvrage publié par l’auteur seul, en effet, après 1997, Roa ne publia plus que des ouvrages collectifs, (Roa Bastos, 2001), (Maciel, 2002).
Et cette lecture postérieure aux articles et essais déjà cités ne fit que renforcer notre vision du texte roabastien, riche en intertextualité, hypertextualité et surtout endotextualité, dans la mesure où ce recueil de métaphores aphoristiques redit l’œuvre toute entière en filigrane et même l’œuvre absente. Des brouillons ou des oeuvres achevées jamais publiées ont en effet été choisies pour compléter ces pensées brèves et complexes. Roa l’affirme d’ailleurs dès le début de l’oeuvre: « Cette sélection provient de quelques unes de mes œuvres qui sont mentionnées ici, par ordre chronologique ; de brouillons inachevés ou détruits ; mais aussi de cahiers de notes et de lettres avec des amis lointains… », (Roa Bastos, 1996, 4ème de couverture).
Celles-ci disent non seulement une Ecriture qui se regarde et s’analyse, mais elles constituent aussi une profonde réflexion sur lui-même, sur l’Homme et la Femme, et l’Amour, pour ne citer que les axes les plus remarquables, dans ce petit ouvrage plutôt ignoré par la critique, malgré son indéniable caractère de confessions ultimes et intimes…
III) Cadre théorique de la transtextualité
Tout comme dans nos travaux précédents de sémiotique textuelle déjà cités, il nous semble important de bien distinguer, voire de remettre en cause, les habituels concepts de sémiotique tirés habituellement de Julia Kristeva et de Gérard Genette, (Genette, 7-18). Tout d’abord parce que les notions d’intertexte et d’hypertexte ont tendance à se chevaucher dans la critique actuelle, et ensuite parce que l’hypertextualité, telle que la définit Genette, ne distingue pas la nature de « l’opération transformative », (Genette, 14), qui sépare forcément un hypertexte auctorial, fort présent chez Roa, d’un hypertexte allographe.
Enfin, parce que chez don Augusto, l’interrogation sur le texte lui-même, l’Ecriture de L’Ecriture, d’un texte qui se met en scène et se génère lui-même, est telle, que la catégorie d’hypertextualité auctoriale n’y suffit pas non plus. Ceci sans compter avec les ruptures métadiégétiques, fort nombreuses dans l’œuvre, qui elles non plus ne peuvent ressortir à la même catégorie fourre-tout d’hypertextualité.
Nous proposons donc pour l’avant-dernière catégorie, le terme d’endotextualité, (Courthès, 2006 c, 115-120) et pour la dernière, s’agissant du même texte en fait, mis en abîmes successivement, -et non pas du recours à un autre texte, de l’auteur ou pas-, les catégories habituelles de métadiégèses ou métadiscours y suffiront.
L’intertexte se limitera donc, comme le suggère d’ailleurs Genette, s’appuyant sur Kristeva, à la citation, au plagiat ou à l’allusion, l’hypertexte auctorial à la présence, avec transformation ou pas, d’un texte antérieur ou postérieur de l’auteur, l’hypertexte allographe, à la recréation d’un texte d’un autre auteur, et enfin l’endotexte, à une réflexion sur le texte qu’on est en train de lire et plus généralement sur l’écriture.
On voit bien ici que toutes ces catégories ne disent pas les mêmes réalités, on peut même affirmer qu’elles ne suffisent pas à dire toutes les transmutations du texte, surtout chez Roa Bastos.
IV) Présence des concepts de transtextualité et définition de Métaphorismes
Dans le recueil de pensées brèves, et souvent humoristiques, qui nous occupe, l’intertextualité apparaît clairement dans l’excellent index thématique de Carlos Pujol, tous les plus grands sont là, généralement cités. A l’ exception du génial don Miguel de Cervantès, dont c’est l’oeuvre qui est souvent commentée, et qui occupe à lui seul 8 entrées, le record dans la série des littérateurs, où l’on peut citer Nietzsche bien entendu, Blaise Pascal, Borges et Quevedo, s’il fallait constituer un quelconque palmarès.
Le grand Cioran lui-même, le Maître incontesté de l’aphorisme, n’y apparaît qu’une seule fois, et la mention à cet auteur va nous permettre de distinguer d’emblée les aphorismes du Maître roumain et ceux de Roa. Celui-ci en effet, en publiant à la fin de sa carrière littéraire, ce recueil d’aphorismes, rejoint les plus grands, tel Cervantès dans Flor de aforismos peregrinos, ou encore Proust et Oscar Wilde, ceci sans compter les philosophes qui tels Schopenhauer, De La Rochefoucauld, Voltaire ou Nietzsche y allèrent aussi de leur recueil de pensées brèves et denses.
Par contre, Cioran était un spécialiste de la pensée noire et concise, pas un auteur de fictions, alors que Roa nous propose ce recueil à la fin de sa carrière littéraire, en replongeant dans sa propre œuvre, marque d’hypertextualité auctoriale remarquable là encore.
D’autre part, la mise en recueil de ces aphorismes préexistants à l’œuvre elle-même, en donne pour le moins une seconde vision, et constitue en soi une démarche hypertextuelle, d’autant plus énigmatique, qu’elle a recours à nombre d’aphorismes jamais publiés et donc de fictions absentes. Mais qu’importe puisqu’on n’écrit qu’une seule histoire et l’auteur en la matière l’a largement démontré : « On a beau combiner les mots dans tous les sens, on écrit toujours la même histoire. » (Roa Bastos, 1996, [529] , 111, A Contrevie).
Mais ce qui ici va nous occuper plus longuement, c’est l’endotexte, en effet, comme le signale justement Carlos Pujol, c’est sans surprise le mot « escribir », sans compter tous ses corollaires, qui occupe le plus d’entrées dans l’œuvre, 35 en tout, ce qui justifie que l’on en est fait l’axe autour duquel gravite cette première partie.
5 œuvres sont concernées d’une part, -nous vous rappelons qu’il s’agit dans l’ordre de parution de : Moi, le Suprême, Veille de l’Amiral, Le Procureur, A contrevie, et enfin de Madame Sui-, et d’autre part, dans Fils d’homme, étrangement exclu de la série, les réflexions sur l’écriture ne manquent pas, on peut même aller jusqu’à dire que les endotextes de Miguel Vera dans le chapitre VII, Relégués principalement, contiennent en germe tous les autres, est-il besoin de rappeler la force communicative de cette citation sur l’utopie de l’écriture, du génial narrateur-écrivant de l’œuvre :
« Vieux vice, que celui de l’écriture. Cercle vicieux qui devient vertueux quand il se boucle vers l’extérieur. Une manière de fuir vers l’espace stable des signes : une manière de chercher le lieu qui transporte notre lieu dans un autre lieu. Et n’est-ce pas là le vrai sens de l’utopie ? L’utopie du Fils prodigue revenant au foyer qui n’existe plus ; celle des bannis, des exilés, des relégués qui rêvent de revenir sur la terre à laquelle on les a arrachés et savent que même s’ils y retournent elle ne sera plus jamais la leur. C’est l’homme lui-même qui est l’utopie parfaite. Pour y échapper, on voyage, on est toujours en train d’aller quelque part, on fuit en avant ou en arrière, toujours plus loin.» (Roa Bastos, 1995, (1960), 227).
La réflexion sur l’écriture est donc permanente chez Roa Bastos, la longue série d’aphorismes ayant trait à celle-ci transcende toutes ses œuvres, et débouche même sur une nouvelle œuvre, fruit de la compilation de tous ceux-ci. On sait aussi que cette obsession tardive pour les pensées brèves et métaphoriques n’avait pas trouvé son accomplissement dans celle qui nous occupe. De fait, dans le documentaire que je lui ai consacré en 2001, Un país tras la lluvia, il m’affirma en préparer une autre série à partir de la culture guaraní, ou l’aphorisme, le ñé’ engá, est d’un usage très courant, avec une lourde charge métaphorique.
En effet, Roa dans cette interview qu’il m’accorda en septembre 2000, le définit magistralement ainsi: « la sombra de la palabra », à partir de son étymologie : ñéé : ‘lengua, palabra », et ta’angá :’sombra’…C’est donc « à l’ombre des mots », aux marges de leurs signifiants et signifiés que Roa aurait aimé allé, encore plus loin…
Enfin, dans une interview de juin 2003, il affirma même qu’il donnait alors la dernière touche à une série de mille aphorismes intitulés Proverbes rebelles :
“-Quel livre êtes-vous en train d’écrire actuellement? Vous pouvez nous donner une petite idée ? -En réalité, je travaille sur deux oeuvres en même temps. D’une part, j’apporte la dernière touche à une série de mille aphorismes, (tel est mon objectif), telles des pensées très condensées. Je veux que le livre s’appelle Proverbes rebelles, mais je n’ai pas encore fini de recueillir une grande partie d’aphorismes, de phrases et de pensées. Heureusement qu’Alejandro (Maciel) m’aide à sélectionner, parce que j’en avais oublié quelques uns dans Le procureur lors de la première collecte. Je ne sais pas si quelqu’un lira un jour les mille, mais, comme chacun le sait, l’espoir fait vivre…D’autre part, je suis en train d’essayer de peaufiner cette espèce de plan général, que l’exécution finale d’une œuvre rend obligatoire. Il s’agit d’un roman qui m’habite, au titre brumeux : Un pays derrière la pluie. Quand j’étais petit à Iturbe, le village de l’intérieur où j’ai grandi, je regardais le paysage les jours de pluie et ce voile ténu de la pluie qui s’interposait entre mon regard et la campagne, la rendait incertaine, lointaine, intangible. C’est comme ça que je vois mon pays : derrière un rideau de pluie qui parfois le met en évidence et d’autres fois l’asphyxie. Et l’on reste ensuite à attendre la lumière du soleil, qui inexorablement viendra nous libérer d ce cauchemar intime, de ne pas pouvoir nous reconnaître l’un dans l’autre. Dans cette histoire, il, y a une petite fille. Les yeux pleins de rêve d’une petite fille, qui construit quelque chose qui n’existe pas encore mais qu’elle pressent. », (Giron, 2-3).
Mais avant d’en venir vraiment au traitement de cet endotexte par Roa, il convient de définir le terme de « Métaphorismes », puisqu’ils seront l’objet quasi exclusif de notre étude, et nul mieux que l’auteur lui-même, créateur de ce néologisme, ne pouvait le faire :
« Métaphore et aphorisme, fusionnant en métaphorismes, tissent la condensation d’une pensée brève, concise, laconique, cathartique, aux yeux taillés en facettes, qui permettent d’enregistrer la réalité du monde et de l’être humain simultanément, depuis tous les angles et pour tous les temps. », (Roa Bastos, 1996, [376], 88, Le procureur).
De plus, comme il le signale dans le métaphorisme précédent, la métaphore en elle-même « crée une nouvelle réalité qui rend irréelle la réalité d’origine », ([375], 88). On peut donc affirmer que nous allons analyser des pensées brèves, non dénuées d’humour parfois, qui débouchent sur une autre vision du réel, et bien entendu, vont au-delà d’un simple jeu hypertextuel ou endotextuel, sur l’écriture, de par leur polysémie naturelle.
V) Hypertexte : écrire un seul livre
« On a beau tourner les mots dans tous les sens, on écrit toujours la même histoire. », (Roa Bastos, 1996, [529], 111, A contrevie), cet adage est largement vérifiable dans toute l’œuvre de Roa, où l’hypertextualité auctoriale est si forte, qu’on a l’impression, justifiée, de ne lire qu’un seul livre. Mais quel Livre ! Il faudrait même se méfier, selon Roa égratignant au passage Socrates, de l’auteur d’un seul livre, - voir les cas remarquables de A. Fournier (1), J.K. Toole (2) et J.Rulfo (2)-, car il y régnerait une telle concentration de signifiés dans un minimum de signifiant, -ce que réalise parfaitement l’aphorisme-, que le nombre de lectures s’en trouverait naturellement multiplié : « Méfie-toi de l’auteur d’un seul livre, fit remarquer Socrates, qui n’en écrivit aucun. », ([534], 112, A contrevie).
Cette idée du Livre Unique contenant tout l’univers, sans début ni fin, ne lui appartient pas évidemment, on y retrouve des échos de Borges et de John Donne, cité par Roa dans ses Métaphorismes : « Toute l’humanité appartient à un seul auteur et à un seul volume. », ([267], 71, Veille de l’Amiral). Mais Roa dépasse largement son Maître argentin, en effet alors que chez celui-ci l’hypertextualité se nourrit d’une hallucinante érudition, chez Roa, le texte lui-même appelle et génère d’autres textes, qui s’inscrivent dans une seule œuvre, celle de l’auteur.
VI) Endotexte : écrire l’écriture
En effet, même si selon Carlos Pujol, « l’activité de l’écrivain est au centre des métaphorismes », (R B, Pujol, 1996, 15), même si l’acte d’écriture est le « miroir primordial », (18), dans lequel se regarde l’auteur, -qui ne reproduira jamais que son semblable, ( De Cervantès, 1986, 9), les métaphorismes de par leur caractère d’explorations intellectuelles, nuancées par l’ironie et l’humour, sont d’abord des interrogations sur le langage, sur la capacité ou l’incapacité des mots à dire de nouvelles réalités, en condensant les signifiants et en les métaphorisant à l’extrême, ( Courthès, 2006 b).
C’est là une vieille idée chez Roa, qui apparaît déjà dans Moi, le Suprême, « Il faudrait qu’il y ait dans notre langage des mots qui aient des voix. Un espace libre. Leur propre mémoire. Des mots qui subsisteraient seuls, qui porteraient en eux leur lieu. Un espace où ce mot se produirait tel un fait. », ([42], 36, Moi le Suprême).
Mais pourtant l’insuffisance du langage transparaît dans le métaphorisme suivant, ce qui compte ce ne sont pas les mots, en tout cas tels qu’on les connaît, avec leur caractère arbitraire, mais bel et bien les faits, dans un récit qui se générerait lui-même, en toute autonomie, d’où le concept d’endotexte créé pour l’occasion : « Le récit ne fait que se raconter lui-même. Ce qui est important ce ne sont pas les mots, mais les faits qui ne sont pas dans les mots et que justement les mots rejettent. », ([530], 111, A Contrevie).
Le métaphorisme serait donc à la fois un autoportrait de l’auteur, -comme nous le verrons plus tard-, mais de plus les mots qu’il contient, de par leur force métaphorique, en viendraient à remettre en cause le caractère arbitraire du signe, dans un texte unique qui se regarderait et se générerait lui-même.
Cette nouvelle réalité, créée par le mot, s’imposerait à tous, y compris à l’histoire : « Ecrire ne signifie pas transformer le réel en mots, mais faire que le mot soit réel. », ([7], 31, Moi le Suprême), en débarrassant le langage de toutes ses scories artificielles, un nouveau langage factuel naîtrait.
Cette véritable poétique de l’écriture, vue comme une utopie réelle, en perpétuelle reconstruction, pourrait paraître arrogante voire même prétentieuse à certains. Mais quand le lecteur expérimenté sursaute à chaque page, face à tant d’hypertextualité et d’endotextualité, quand il découvre que dans l’ouvrage qui nous occupe, -comme si les clés de l’énigme nous étaient révélées seulement à la fin-, tout ce qu’il supputait en la matière, s’éclaire tout d’un
coup, il ne peut que saluer, objectivement, cette performance hypertextuelle, qui transporte à chaque fois le lecteur vers de nouveaux horizons , vers l’ univers transfini de « la poétique des variations », (Roa Bastos, 1995, (1960)).
En effet, selon Carlos Pujol, ces aphorismes de Roa, malgré leur caractère « sentencieux et lapidaire, révèlent l’humilité de celui qui sait beaucoup et comprend très bien qu’il ne peut transmettre que des approches intuitives, que chaque lecteur devra compléter par lui-même, en ajoutant à la fulgurance verbale et intellectuelle de ce qu’il lit toute son expérience ; ce ne sont donc pas des vérités d’évangile, pour employer un terme consacré, mais plutôt des vérités qui donnent des ailes, et qui conduisent chacun d’entre nous à un lieu dépendant des ses capacités. Ce ne sont pas des objectifs en soi mais plutôt des invitations à voler », (R.B. Pujol, 12).On verra plus tard que l’on retrouve la même humilité dans les différentes « absences » de l’auteur…
VII) Métatexte : Ecrire pour un relecteur-créateur
Ecrire l’écriture constitue bien l’axe central de l’œuvre roabastienne, mais l’endotexte, et encore plus l’hypertexte, supposent de la part du lecteur une certaine attention et une implication certaine. D’une part, parce que comme nous venons de le voir, le fruit de sa lecture, le « génotexte », (Kristeva), (Rodríguez), dépendra de ses capacités et de son degré d’implication dans celle-ci, et d’autre part, parce que cette œuvre spécifique, ouverte à l’autre, en une multitude de pistes hypertextuelles et endotextuelles, requiert une attention particulière, celle d’un lecteur, qui comme l’internaute avec les liens hypertextes devient « auteur de sa propre narration, cessant d’êtres seulement spectateur et donne un nouveau signifié aux contenus. », (Kuklinski).
La lecture, par nature même hypertextuelle, est sollicitée dans ses derniers retranchements, on doit pouvoir, en plus des habituelles pertes d’attention, avancer ou reculer dans l’œuvre qu’on lit, dans l’ensemble de l’œuvre, vers d’autres textes non auctoriaux, et enfin puisqu’on est lecteur d’un long et permanent endotexte, on doit nous même nous interroger sur l’écriture. Magnifique invitation à créer ou recréer soi-même, « Faça vocé mesmo.», dirait Tom Zé, l’histrion iconoclaste de Sao Paulo, à qui je dois le titre de mon article : « Jeux de construction », tiré de celui de son C.D de 2002, Jogos de armar, BMG France, (Zé).
Il se produit alors une interactivité inversée entre le texte et le lecteur, en plus de la multiplicité des horizons d’attente qu’on lui propose, il doit se fondre lui-même dans la fiction, être lu par ses personnages : « Délire de la transparence : le lecteur, oublié du livre, se retrouve observé et lu par les personnages. », ([17], 33, Moi le Suprême)
Le lecteur idéal, à en croire l’auteur de Moi le Suprême, devrait se fondre dans la fiction et devenir lui-même un personnage de fiction : « Variété résignée du désir d’interprétation. Un critique littéraire ne pourrait l’atteindre qu’en devenant lui-même entièrement un être de fiction et en se dissolvant dans la réalité de la fiction. », ([18], 33, Moi le Suprême). Il devrait réécrire intérieurement un second livre, un génotexte fruit d’un « phénotexte », (Kristeva), (Rodríguez), qui constitue une véritable invitation à la création : « Un lecteur- né lit toujours deux livres à la fois : celui qu’il détient et celui qu’il écrit intérieurement avec sa propre vérité au moment où il lit. Deux livres qui n’en sont qu’un, mais différents l’un de l’autre. », ([263], 70, Veille de l’Amiral).
On voit bien, comme je l’avais déjà signalé, en d’autres temps, que le lecteur idéal n’est sûrement pas un critique littéraire, incapable de se fondre dans la fiction, mais bel et bien ce lecteur ingénu et distrait, qui reconstruit une autre fiction, la sienne, pendant ses pertes d’attention, ou quand il y repense, ou encore quand il relit :
“Il convient de rappeler tout d’abord, que cette volonté de Roa de se camoufler derrière diverses instances narratives, personnages, compilateurs, cahiers, manuscrits ou chroniques d’autres auteurs, coïncide avec l’époque de la Nouvelle Critique, menée par Roland Barthes, qui pronostiquait la mort symbolique de l’auteur et la naissance d’un nouveau lecteur, de type modélisant comme celui d’Eco…Cependant, les Pères Fondateurs de la sémiotique textuelle des années 70 différent quelque peu de Roa, alors que ceux-ci inventent un lecteur idéal, qui se substitue à l’auteur et réinvente à chaque lecture l’œuvre lue, Roa pour sa part préfère les « lecteurs ingénus », que “les critiques sensés ”, (Roa Bastos, 1995, (1960), 17) d’où peut-être notre obsession maniaque et magnétique pour son oeuvre…Un lecteur qui identifierait les différents échos de son livre- rhizome, et les connecterait entre eux, mais qui ne prétende pas reconstruire toutes les strates des palimpsestes de Roa… Un lecteur qui aimerait, en toute humilité, comprendre qu’il n’a pas tout compris, qui sorte de la lecture avec à l’esprit des zones d’ombre, des interrogations permanentes sur l’Homme et l’Ecriture. Un Fils d’Homme qui aurait ses doutes et ses fautes, comme dans la vie réelle, qui entreverrait dans la réalité imposante de sa Parole, ce que c’est que la Fiction: « Ecrire c’est faire se détacher le mot de soi-même. Prendre en charge ce mot qui se sépare de nous, avec tout de nous-même, jusqu’à ce qu’il appartienne à l’autre. Quelque chose qui nous est complètement étranger. (…)Ecrire ne signifie pas transformer la réalité en mots mais faire que le mot soit réel. », ( Roa Bastos, 1974, 161). Un lecteur qui par ses métatextes naïfs alimenterait toute son œuvre sans prétentions, et créerait ses propres fictions, qui ne seraient que de simples hypertextes de son Maître; un lecteur qui chercherait un auteur qui écrit pour l’autre et l’implique dans son tourbillon utopique… », ( Courthès, 2006 c, 119).
Roa réécrit et varie à l’infini un livre unique et multiple à la fois, logiquement son lecteur se doit aussi de renouveler les lectures : « La compréhension d’un livre est parfois rétrospective : le troisième livre est celui dont le lecteur se souvient. », (Roa Bastos, 1996, [264], 70, Veille de l’Amiral).
Le lecteur modèle chez Roa devient donc créateur, (Courthès, 2006 b, c), il fomente tout au long de ses relectures, de nouvelles versions de l’œuvre, il réécrit le livre et même l’auteur : « Il y a un quatrième livre, celui des relectures au fil du temps. Différentes versions magiques d’un seul livre qui tourne comme un kaléidoscope autour de l’imagination du lecteur. », ([265], 71, Veille de l’Amiral).
Au bout du compte, le lecteur devient créateur et donc l’endotexte se transforme en exotexte, un nouveau texte fruit des relectures et des génotextes des lecteurs actifs, (Orlando, 2007).
VIII) L’Auteur et le texte absents
Tout comme le lecteur devient auteur, l’auteur est lui-même le lecteur de son œuvre, une seule fois, au moment où il l’écrit. Mais surtout il est écrit par le lecteur et donc la société, qui en affichant ses désirs et ses carences, contraint l’auteur à écrire le livre qu’il ne trouve nulle part, et que le lecteur va s’approprier par la singularité de ses lectures : « Un auteur
n’écrit pas n’importe quel livre. Il écrit celui qu’il veut lire et ne trouve nulle part. Alors l’auteur écrit mais il est aussi écrit. », ( Roa Bastos, [260], 70, Veille de l’Amiral).
C’est là la première manifestation de son absence, qui paradoxalement se manifeste par une plus grande présence du lecteur, dont Roa d’ailleurs adorait jouer. Ne déclare-t’ il pas en effet, avec une grande jubilation intérieure, dans Le grand portail des rêves, documentaire sur Roa de qualité, de 2002, d’Hugo Félix Gamarra, en se référant à Fils d’homme : « Dans l’une de ces œuvres que l’on m’attribue. », (Gamarra, 2002), provoquant immanquablement chez les spectateurs le rire de ceux qui savent sa capacité drolatique de mettre en relief l’absence d’un auteur, on ne peut plus présent…
Comme nous l’avons déjà signalé dans le chapitre précédent, cette mise en retrait de l’auteur coïncide avec les postulats de la Nouvelle Critique et en particulier de Roland Barthes. En fait, Roa les met tout simplement à l’épreuve du texte, en donnant à l’ensemble de son œuvre un caractère presque apocryphe, même s’il apparaît toujours comme l’auteur sur la couverture. Il suffira de rappeler ici que depuis Miguel Vera à Félix Moral, en passant par le
Suprême, dans une perspective cervantine, Roa a merveilleusement créé l’illusion d’un personnage- narrateur qui écrit son propre livre, en laissant à l’auteur la portion congrue, et en donnant cette incroyable impression d’autonomie du récit.
D’où l’aphorisme suivant : « Aucun auteur digne de ce nom ne peut écrire son propre livre. S’il est honnête il doit disparaître complètement dans ce qu’il écrit. », ( Roa Bastos, [143], 51, Moi le Suprême), qu’il ne faut pas s’étonner de retrouver dans l’œuvre majeure de Roa, tant l’incroyable présence du personnage occulte et « rend presque superflue la personne de son propre auteur », ( R.B., Pujol, 1996, 16).
Par ce mécanisme, que seul les plus grands atteignent, l’auteur en s’oubliant de son ego, n’apparaît plus qu’au second plan, car ce sont le lecteur et surtout la fiction, qui en s’émancipant, occupent le devant de la scène. L’auteur en arrive même à affirmer que dans cette dépossession de l’œuvre qu’il subit, de la part du lecteur et de ses narrateurs, il finit par méconnaître son œuvre et même ne plus la comprendre, sa fiction ne lui appartient plus, elle devient celle, multiple, des autres : « L’auteur est celui qui connaît le moins son œuvre. S’il la connaissait il l’aurait écrite d’une autre façon, ou il ne l’aurait pas écrite. », ( Roa Bastos, 1996, [15], 32, Moi le Suprême).
Une fiction qui d’ailleurs presque toujours est le fruit de successives destructions, sélections et variations, que ce recueil de métaphorismes a le mérite de révéler au grand jour. En effet, avant celui-ci on ne pouvait prendre conscience de la profondeur du palimpseste, maintenant il suffira au lecteur exercé, -qui d’ailleurs s’y perdra-, de comparer les aphorismes publiés, avec leur source fictive, dans le cas du Procureur et de Veille de l’Amiral, la différence est abyssale. Ce ne sont donc pas que des certitudes que nous lègue Roa, mais bel et bien une véritable énigme : que sont et d’où proviennent ces métaphorismes qu’on n’avait jamais publiés nulle part ? A quelle oeuvre secrète et souterraine appartiennent-ils ?
IX) Ecrire l’Homme
Si l’écriture et toutes ses données connexes occupent bien le centre de ce recueil, il est une autre entrée qui occupe une place de première importance, l’homme, et plus encore la femme, y occupent une place de choix.
En effet, de quoi ou de qui ces métaphorismes nous parlent? Eh bien de façon paradoxale, pour un auteur qui refuse ce statut, ils nous parlent de l’auteur lui-même, dans ce « miroir primordial », (R.B, Pujol, 18), c’est son propre visage qui se dessine.
Carlos Pujol va même jusqu’à parler d’une espèce de « fiction », composée d’un collage de fictions, sans illation narrative, qui finissent par former un autoportrait : « Et tout ceci, qui à l’origine faisait partie de ses romans, décomposé en métaphorismes, forme un nouveau corpus qui n’a pas d’illation narrative, mais qui dans sa totalité dessine la silhouette de l’auteur, et finit par constituer une très longue et indirecte métaphore de lui-même. », (19).
Ce qui est sûr d’un point de vue pragmatique, c’est que le lecteur sans horizon d’attente défini, ou confronté à plusieurs à la fois, a tendance à détacher ces métaphorismes de leur « sémiotope » fictionnel d’origine, (Ezquerro, 24), même le Suprême passe à la moulinette de cette re-lecture spécifique. Enfin, fruits de textes absents ou présents, et classés selon leur propre cohérence : ‘écrire- moi- homme- femme- vie- mort- Dieu’, sans reprendre forcément la chronologie des différents hypotextes, ils créent de nouvelles interprétations en tissant entre eux de nouveaux liens. Là encore, il faudrait inventer un nouveau concept pour dire cette capacité transfinie à provoquer la re-lecture, et à finalement, coup magistral, tisser sa propre image, -après avoir fait de l’absence sa poétique-, en filigrane…
Dans cette quête endotextuelle de l’écriture, c’est lui-même que l’auteur recherche et dont il laisse apparaître quelques fragments de vérité : « L’homme le plus sensé et le plus vertueux l’est seulement en apparence grâce aux petites folies qu’il s’autorise en privé. », ( Roa Bastos, (1996, [52], 38, Moi le Suprême), ou encore quand il nous parle d’ « Un homme d’âge très avancé, qui était hanté par une jeunesse clandestine, et se permettait de jouer furtivement au Roi David, avec des adolescentes de quinze ans…. », ([60], 39, Moi le Suprême), -qui n’est autre qu’une allusion au grand-père de Félix Moral, qui apparaît dans El fiscal, (Roa Bastos, 1993, 16) sous les traits d’Ezequiel Gaspar-, l’auteur ne nous parle-t’ il pas un peu aussi de lui ???
Mais c’est sûrement quand il nous parle de la femme que Roa nous parle le plus de lui, sans doute parce que ce fut l’une des plus grandes préoccupations de sa vie, de « son expérience humaine pas toujours très heureuse », (26), telle celle de Félix Moral, le personnage- narrateur le plus autobiographique de son œuvre, (Courthès, 2006 e).
Quant à l’homme au sens philosophique du terme, il le trouve de moins en moins humain, même les hommes dominants ne sont que des hommes selon lui, et non pas des dieux, comme d’aucuns voudraient le laisser entendre. On retrouve dans cet aphorisme l’un des fondements de l’œuvre toute entière, « l’image de l’homme», (Courthès, 2006 e) y occupe une place centrale, confronté à ses limites et à Dieu dans Fils d’homme, au pouvoir dans Moi le Suprême, ou à la femme dans Le procureur : « Les hommes les plus hommes ne sont que des hommes, et ceux-ci le sont de moins en moins. »,( Roa Bastos, 1996,[53], 38, Moi le Suprême).
X) Ecrire la femme
Ecrire la femme, c’est d’abord écrire la relation homme/femme et bien entendu écrire la jalousie, et là les références abondent, principalement comme émanations de Le Procureur, (Courthès, 2006 e). Et en ce cas, l’humour de l’auteur frôle le cynisme dans sa terrible lucidité et son désenchantement : « La jalousie peut tout pardonner sauf le soupçon de l’infidélité. », ([402], 92, Le procureur).Dans cette inversion de l’amour que constitue la jalousie, seul l’amour propre l’emporte, et finalement la haine; être jaloux de son conjoint, de l’autre, c’est s’aimer un peu trop : « La passion possessive de la jalousie transforme l’amour en la forme la plus perverse de l’amour propre, c’est-à-dire, de la haine de l’autre. », ([400], 91, Le procureur).
Cette attitude pernicieuse et suspicieuse est d’autant plus préjudiciable à l’homme qu’il n’est que la moitié de la femme, sans la confiance dans son autre moitié, il demeure un être incomplet : « L’homme, dominateur de la femme, est la moitié de la femme. Il se complète seulement dans l’être entier de la femme. », ([257], 69, Le procureur).
Il convient donc ici, à la lumière de cet original et empirique féminisme masculin, qui rend un hommage indéniable et sincère à la femme, faire taire toutes les critiques, en général féminines, qui font de Roa un auteur misogyne, en sombrant dans l’anti-machisme primaire, et surtout en ignorant la complexité de l’œuvre.
S’il est incontestable que les personnages masculins sont plus nombreux dans l’œuvre, il convient de ne pas oublier que des personnages dits secondaires comme María Regalada, Damiana Dávalos et surtout Saluí, ont un rôle de grande noblesse et tendresse dans Fils d’homme, chacune à leur façon, elles régénèrent l’homme sans conteste.
En fait, seul Moi le Suprême ne laisse que peu de place à la femme, exceptée la fantomatique « belle andalouse », car l’homme qui y prend la parole et assume la « narration » l’avait en horreur. Ce n’est que le reflet exact de la vie d’un homme qui ne s’est jamais, ou presque, reconstitué dans son autre moitié, ce qui évidemment explique bien des excès, voir à ce sujet La ínsula paraguaya, ( Courthès, 2005, 34-39) et sa traduction L’insule paraguayenne, ( Courthès, 2006 f, 55-64).
Par contre, comme nous le verrons plus avant, la réflexion sur la femme et le couple y est fort importante. Ensuite nous venons de dire que c’est « l’image de l’homme », l’un des noyaux autour duquel gravite son œuvre, mais il s’agit de l’homme au sens philosophique, et donc aussi de son indispensable « moitié d’orange », la Femme.
Et surtout, n’oublions pas que dans Madame Sui, il réussit la performance d’écrire l’histoire d’une femme, en se glissant dans sa personnalité, dans ses ressorts les plus ultimes, les convulsions du sexe face à la démesure et la débauche du pouvoir, il écrit comme une femme la femme, et peut-être mieux que n’aurait pu le faire une femme elle-même, avec le recul et la tendresse de l’homme d’âge mûr.
Et enfin, il nous faut oublier l’aspect biographique, Roa finit en effet sa vie seul, après avoir connu trois épouses et trois familles différentes, mais ne nous démontre-t’ il pas dans Le procureur, que les leçons qu’il tire de ses échecs personnels, apportent beaucoup plus qu’une vie de couple abrutissante et sans rupture, sombrant dans l’ennui et l’habitude de « la solitude à deux. », ([252], 69, Veille de l’Amiral).
Tandis que l’homme détruit, la femme reconstruit, ([505], 107) tandis que l’homme désire, la femme procrée ([258], 70) et même s’il cède un peu dans Moi le Suprême au sarcasme, en abordant la thématique connexe du désir : « Le désir de cohabiter avec une femme est plus intense quand on est seul que quand on partage sa couche. » ([62], 39),
n’oublions pas que c’est le dictateur onaniste et sexiste qui parle, et non pas Roa, et quand bien même il y aurait aussi une part de lui, pourrait-on lui en vouloir après tant de souffrances et d’errances?
XI) Ecrire l’Amour
Selon Roa, la vertu de l’homme et de la femme, menant une vie de couple harmonieuse, ne peut se consommer que dans le vice le plus absolu, dans la communion des corps, sans limites ni tabous, si bien restituée dans Le procureur, qu’on en viendrait presque à regretter que Roa n’ait cédé qu’une seule fois aux tentations du récit érotique, et aux influences certaines du Marquis de Sade : « Sade, le grand libertin, réalisa un travail profond de libération morale sur tous les terrains, du sexe aux esprits. Parfois les libertins les plus dépravés assurent sans le vouloir une fonction d’hygiène publique. », ([456], 100, Le Procureur).
Le don de soi se doit d’être total, il faut donc abolir l’égoïsme sexuel, c’est dans l’autre que l’un se fond, sans réserves, il y retrouvera en ce cas le centre de sa propre libido : « L’amour véritable se livre totalement à l’être aimé sans rien réclamer, sans même savoir si en dehors de lui il existe un autre sentiment, un autre monde, ce qui en fait une forme d’hallucination. », ( [401], 92, Le procureur). « La base d’une nouvelle éducation sentimentale, sexuelle et morale consisterait à abolir l’égoïsme sexuel des couples et assumer le corps de l’autre comme le centre de la propre libido. », ([409], 93, Le procureur).
Une sexualité harmonieuse fait atteindre aux couples un stade quasi mystique d’harmonie : « L’homme et la femme ne peuvent être vertueux que quand ils se livrent complètement à leur vice, qui les absorbe et les fait retourner comme une passion mystique à la nature du sacré. » ([63], 39, Moi le Suprême)
Ce qui ne veut pas dire pour autant que le sexe soit tout dans un couple, il faudrait plutôt inscrire sa relation dans la délicatesse et la durée, dans la simplicité : « Il faut tant de délicatesse pour que le reproche à l’être aimé ait la douceur d’un baiser volé. », ( [66], 40, Moi le Suprême). « Dans la majorité des cas l’essentiel réside dans une grande simplicité.», ([67], 40, Moi le Suprême).
Dans ces conditions, « Un amour adulte ne peut être adultère », ([410], p. 93, Le Procureur), on voit bien cependant que même ce genre de relations ne résiste pas à l’épreuve du désir, et la belle Leda Kautner est là pour le démontrer, même si le personnage de Félix fait tout pour résister à la séduction, il ne peut que constater son échec : « L’obnubilation causée par la beauté féminine annule chez l’homme les notions de bien et de mal. Il ne résiste que difficilement à la séduction, et n’y parvient presque jamais, étant donné qu’ y résister ne signifie pas pour autant ne pas être séduit. », ([392], 90, Le procureur).
Tant d’illusions, de bonheur créé à deux, détruit par la première venue, ne peuvent déboucher que sur le désespoir, voire un nihilisme tout à fait quevedien: « Je sens vivant en
moi l’amour d’une femme qui mourut en m’aimant. A moins que la vie et la mort ne soient qu’un seul et même mensonge. », ([251], 69, Veille de l’Amiral).
Les illusions perdues finissent dans l’exercice difficile de la solitude, ou pire dans « la solitude à deux », ([252], p. 69, Veille de l’Amiral) « Le désespoir accompagne l’amour quand l’amant abandonné reste seul. Mais aussi quand l’amour meurt dans « la solitude à deux. ». Difficile donc d’établir un bilan de la vision de l’amour chez Roa, la vie de couple
Harmonieuse, dans la fusion avec l’autre, y est encensée. Cependant tout termine dans la désillusion, la solitude, seul ou à deux. Ces jeux de construction nous montrent finalement l’image d’un homme blessé par l’amour, dont les cicatrices ne se referment pas, mais qui en tout état de cause, fait preuve de la plus grande lucidité et maturité.
Dans le périlleux exercice de dire l’amour, ses visions de l’amour, Roa nous transmet un message essentiel, « la poussière d’amour » de Quevedo, -dans son sublime poème Amor constante más allá de la muerte, analysé magistralement par Roa-, (Maciel, 82), est là pour alimenter la vie et l’art, dans un espèce d’au-delà, d’Amoïté, -en guarani, ‘au-delà du temps, de l’espace, du notionnel, et donc du rationnel-, comme l’utopie qui n’existe que dans la transcendance, tel le wagon magique de Casiano Amoïté dans Hijo de hombre, (Roa Bastos, 1960, 187-188).
En effet, comme chacun le sait, l’utopie et l’amour déjà installés n’ont plus grand intérêt, c’est dans leur insatisfaction enflammée qu’il se transcendent :
« Alma a quien todo un Dios prisión ha sido/venas que humor a tanto fuego han dado/médulas que han gloriosamente ardido/ su cuerpo dejarán, no su cuidado/serán ceniza, mas tendrán sentido/polvo serán, mas polvo enamorado.”, (Maciel, 82).
En substance, Roa “demande à la poussière”, (Fante, 1990), (Courthès, 2006 g, 15), du réel et de l’amour, de lui tisser une nouvelle fiction, la sienne, à partir de presque toutes ces œuvres, présentes ou absentes. Et c’est ce magnifique recueil de fictions intitulé Métaphorismes qu’il nous est donné de lire et de comprendre, en entrant dans un étrange et complexe « jeu de construction », qui laisse autant d’inconnus que de certitudes, même au lecteur complice.
« Quand on ne peut déjà plus rien faire, on écrit », (Roa Bastos, 1996, [1], 31), sur l’Ecriture et sur l’Amour, pour laisser une trace….
10 01 2007
XII) Bibliographie
Courthès, Eric.
La ínsula paraguaya, Asunción, Universidad Católica, CEADUC, Biblioteca de Antropología Paraguaya, Vol. 49, 2005.
a) « Le texte et ses liens dans quelques œuvres de Roa Bastos », Paris, Université de Paris IV La Sorbonne, Cahiers du CRIMIC SAL, sous presse, (2006).
b) Lo transtextual en Roa Bastos, Asunción, Universidad Católica, CEADUC, Biblioteca de Antropología Paraguaya, sous presse, (2006).
c) « El endotexto roabastiano », Asunción, Palabras, n°1, (2006): 114-120.
d) « La poética de la ausencia », Asunción, Última Hora, Correo Semanal, 29/01/06, 4-5.
e) “Una trilogía paraguaya tras otra”, Poitiers, CRLA de l’Université de Poitiers, Actes de la Jornada Roa Bastos du 14 janvier 2006, et à Asunción, Cátedra Roa, Universidad Católica, sous presse dans les deux cas.
f) L’insule paraguayenne, Paris, Le Manuscrit, 2006.
g) Le livre et autres délivres, Paris, Société des Ecrivains, 2006
(Une partie de ces livres et articles est consultable sur mon site et mon blog dédié à Roa Bastos): http://roabastos.monsite.wanadoo.fr/
et http://spaces.msn.com/members/ROABASTOS/PersonalSpace.aspx
De Cervantes, Miguel. El ingenioso Hidalgo don Quijote de La Mancha, Espasa-Calpe, Colección Austral, 1986.
Ezquerro, Milagros. Fragments sur le texte, Paris, l’Harmattan, 2002.
Fante, John.
Demande à la poussière, Paris, Christian Bourgois, 1990, (1939).
Mon chien stupide, Paris, 10/18, 2002.
Genette, Gérard. Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Editions du Seuil, Points Essais, 1982.
Giron, Luis Antonio. « Entrevista exclusiva com o escritor Augusto Roa Bastos”, Sao Paulo, Epoca, n°270, juillet 2003, http://giron.blogspot.com/2004_06_20_giron_archive.html
Kristeva, Julia. Le texte du roman, La Haye, Mouton, 1970.
Kuklinski, Hugo Pardo. « Borges y el hipetexto. Internet: la nueva Biblioteca de Babel”, 22/01/04, http://weblog.educ.ar/education-tics/archives/000847.php
Maciel, Alejandro. El trueno entre las páginas, (diálogos entre Augusto Roa Bastos y Alejandro Maciel), Asunción, Intercontinental Editora, 2002.
Roa Bastos, Augusto.
Hijo de hombre, Madrid, Alfaguara, 1969, (1960).
Fils d’homme, Paris, Seuil, 1995, (1960).
« Le trou dans le texte ( ou les pièges du sujet dans l’histoire, dans la fiction, et dans la critique littéraire) », conférence inédite, Espagne ?, 1995?
Yo el Supremo, Madrid, Cátedra, Letras Hispánicas, 1974, (1987).
El fiscal, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1993.
Metaforismos, Barcelona, Edhasa, 1996, (introduction et index thématique de Carlos Pujol, indiqué « R.B, Pujol » dans le texte, quand il est cité).
Los Conjurados del Quilombo del Gran Chaco, avec Alejandro Maciel, Omar Prego Gadea,
Eric Nepomuceno, Buenos Aires, Alfaguara, 2001.
Rodríguez, Jaime Alejandro, “Hipertexto y literatura: una batalla por el signo en tiempos modernos”, http://javeriana.edu.co/Facultades/C_Sociales_virtual/publicaciones/hipertxt-lit/hipertexto_fcs.html
Filmographie:
Courthès, Eric. Un país tras la lluvia, Saintes, France, documentaire, 26 mn, non diffusé à ce jour, 2001.
Gamarra, Hugo Félix. El portón de los sueños, Asunción, Fundación Cinemateca y Archivo Visual del Paraguay, 90 mn, 2002.
Discographie:
Sosa, Omar. Prietos, New York, OTA Records, 2001.
Zé, Tom. Jogos de armar; Paris, BMG France, 2002.
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