On a beaucoup glosé ces derniers temps, dans le petit monde francophone, sur l’entrée du repas gastronomique des Français dans la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité établie par l’UNESCO. On a moins dit que la diète méditerranéenne y était aussi entrée. Et on n’a pas dit du tout que 49 autres éléments ont été ajoutés à la liste cette année, dont quatre nécessitent une sauvegarde urgente.
Parmi ces 49 éléments, l’un concerne le Venezuela, bien qu’il ait été présenté officiellement par l’État voisin, la Colombie. Il s’agit du système normatif Wayuu, appliqué par le Pütchipü’üi (palabrero). Kesekça ?
Les Wayuu sont une ethnie qui vit dans la péninsule de la Guajira, un territoire que se partagent la Colombie et le Venezuela. Ils forment une communauté de 300 à 400.000 personnes (selon les sources) et parlent une langue encore bien vivante : le wayuunaiki. La société Wayuu se structure à travers des clans matrilinéaires (Eiruküü), des autorités traditionnelles (Alaülayuu), des autorités spirituelles (Ouutsü) et des autorités morales (Pütchipü’üi).
Dans le clan, la fonction de Pütchipü’üi (ou palabrero) est exercée par l’oncle maternel. Elle consiste à rendre la justice communautaire devant une assemblée ouverte. Ce système original est précisément celui qui a été distingué par l’UNESCO pour faire partie du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. En quoi consiste-t-il ?
Le document de candidature présenté à l’UNESCO par la Colombie et la communauté Wayuu le décrit de cette manière :
Le système normatif Wayuu est l’ensemble des principes, des procédures et des rites qui régulent la conduite sociale et spirituelle des membres de la communauté Wayuu. Son application sociale devient effective à travers l’institution du Pütchipü’üi, connu aussi sous le nom de « Palabrero ». Le Pütchipü’üi agit comme un agent de contrôle social pour l’application de la justice, en recréant la parole et le savoir ancestral qui intègre les fondements de la vie spirituelle, mythologique et sociale Wayuu.
Le système normatif Wayuu s’inspire de la relation binaire du manque et de la compensation, de l’erreur et de la réparation, et dans l’équilibre qui correspond aux mandats ancestraux à l’ordre universel. Le « Palabrero » (Pütchipü’üi) a pour fonction de maintenir l’ordre social dans le monde Wayuu. Son travail contribue à l’équilibre social et il est une manifestation de l’autonomie et du droit propre. Le Pütchipü’üi est l’adorateur de la parole, du dialogue et de la persuasion en tant que forme pacifique de résolution des conflits.
Le Droit Wayuu (Sükuait’pa Wayuu), s’inspire des principes de réparation et de compensation. La justice Wayuu est restauratrice. Le principe fondamental est la reconnaissance du mal et le rétablissement des relations sociales à travers le paiement d’une indemnité. Dans la résolution des conflits, le lignage et la spiritualité Wayuu déterminent la gravité du mal et la valeur de la compensation. Le « Palabrero » interprète et applique dans son art la notion de l’ordre social, les paradigmes moraux, l’appartenance, et la valeur symbolique des éléments de l’univers culturel Wayuu. Sa présence centrale dans la dynamique sociale du monde Wayuu, représente l’équité et le dialogue en tant qu’outil efficace pour la paix.
La transcendance des connaissances du « Palabrero » constitue une manifestation de l’identité Wayuu par la langue maternelle, en tant que véhicule de la pensée ; la cosmovision à travers des mythes et des légendes ; la spiritualité, en tant que soutien du paradigme moral et social ; l’organisation sociale ; l’enracinement au territoire en tant qu’espace vital et culturel et l’économie traditionnelle exprimée dans la valeur symbolique des compensations.
Dans la tradition culturelle de l’ethnie, on souligne l’importance qu’a eue la femme dans la vie sociale et religieuse, où c’est elle qui est l’image protectrice du composant social et culturel, étant donné ses connaissances traditionnelles sur les origines et la correspondance avec la nature. À partir des travaux de la femme Ouutsü ou experte religieuse, on promeut la relation de l’humain avec le monde du naturel et du surnaturel. De cette manière, l’ordre social Wayuu se base sur un état désirable d’harmonie sociale et spirituelle entre la société, les individus et l’environnement naturel. Le « Palabrero » et la femme Ouutsü constituent la réserve morale et spirituelle de l’univers Wayuu.
Une vidéo illustre cette pratique (en langue wayuunaiki, sous-titres en espagnol) :
Nul doute que la reconnaissance du système normatif Wayuu comme patrimoine culturel immatériel aura pour effet de renforcer la culture traditionnelle Wayuu face à l’érosion constante dont elle fait l’objet de la part de la « modernité ». En effet, le caractère institutionnel du « palabrero » est sérieusement menacé par des facteurs comme l’adoption de modèles socio-économiques étrangers à la culture ; l’existence de moyens alternatifs de résolution de conflits ; la perte de la cohésion sociale dans les noyaux familiaux ; la détérioration de la spiritualité Wayuu ; et la crise de l’économie traditionnelle. Aussi un plan de sauvegarde de ce système a-t-il été élaboré en parallèle de la reconnaissance par l’UNESCO.
Il est à déplorer que le gouvernement vénézuélien soit resté largement en marge du processus, alors même que les Wayuu représentent plus de 50 % de la population autochtone du pays. Pire : à ce jour, le Venezuela ne compte encore aucun élément dans la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité établie par l’UNESCO. Pourtant, les manifestations qui mériteraient cette reconnaissance ne manquent pas dans le pays. Pendant ce temps, la Colombie, plus active, compte déjà six éléments dans la liste.
Cette absence de préoccupation pour la sauvegarde du patrimoine national, fût-il immatériel, s’inscrit malheureusement dans une longue tradition de laisser-aller propre aux gouvernements qui se sont succédés depuis des décennies au Venezuela.
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