samedi 23 juillet 2011

"LE ROMAN PERDU DE BORGES", Pablo Paniagua



"LE ROMAN PERDU
DE BORGES"


PABLO PANIAGUA
Traduction d’Éric Courthès (à bon éditeur salut...)




1
John Lehninger, le polémique et iconoclaste historien, fut assassiné aux cris de « Vive Borges ! » par un intégriste borgésien de nationalité argentine. Il fut sauvagement poignardé, sept fois dans la région thoracique, et la gravité de ses blessures provoqua une mort quasi instantanée. C’était ce même Lehninger, né dans l’Ontario, au Canada, qui remettait en question la paternité de toute l’œuvre de William Shakespeare, écrite selon lui par Christopher Marlowe, qui simula sa mort pour éviter de graves problèmes avec la justice et la peine capitale. Christopher Marlowe, avec des antécédents d’espion et la réputation d’un aventurier, depuis un quelconque lieu de France ou d’Italie, aurait envoyé sa production littéraire en Angleterre, afin qu’elle y soit représentée, sous l’autorité d’un acteur nommé William Shakespeare. C’était ce même Lehninger qui avait causé une telle agitation au Mexique, lors d’une conférence menée à bien dans un lieu incertain, en déclarant que Juan Rulfo était un auteur d’une imagination et d’une créativité très limitées, pour n’avoir pas su dépasser le stade d’une image narrative du mexicanisme rural, ( motif de la brièveté et épuisement rapide de sa production littéraire), et qu’à ce titre, c’était un auteur de catégorie inférieure élevé au rang d’icône nationale, par un nationalisme avide d’établir un présent glorieux, comme s’il s’agissait de Benito Juárez ou de la Vierge de Guadalupe. A cette occasion, la réponse du gouvernement mexicain ne se fit pas attendre, et il fut expulsé du pays sous le prétexte de s’être livré à des activités professionnelles incompatibles avec son visa de touriste. Ce fut à la même époque que devint célèbre dans tout le pays cette sentence cacophonique : « Nous n’admettrons en aucune façon qu’aucun étranger ne vienne nier l’existence même de notre patrie ! » C’était ce même Lehninger, qui par une nuit pluvieuse du mois d’avril, donna une conférence magistrale à Madrid, du côté du Paseo de Recoletos, intitulée : L’inextricable Borges.



2
Ce vendredi-là justement j’avais rendez-vous avec Aurora Yasbeck pour assister à la conférence. Nous avions tous les deux intérêt à voir en direct le célèbre historien qui s’appliquait à démolir, toujours avec de très solides arguments, tous les mythes littéraires prestigieux qui s’étaient développés, à l’entendre, sous le couvert de simples suppositions. Nous nous mîmes d’accord lors d’une rencontre aux abords de la Faculté de Lettres et de Philosophie, au moment où celle-ci y entrait et où j’en sortais pour fumer un joint avec mon ami Paco Benavides. Ce fut à ce moment-là que nous la découvrîmes avec ses cheveux bruns et son visage de fille intéressante, peut-être à cause de ses lunettes à monture métallique qui conviennent si bien à sa beauté particulière. Elle nous parla de la conférence, avec son accent à elle, si mexicain, tout en gesticulant avec ses airs élégants de jeune fille de la haute, de fille de diplomate. Je n’avais pas l’habitude de la fréquenter à cause de çà, je veux dire que ses amitiés n’étaient pas les miennes, car elle vivait à La Moraleja et nous ne nous connaissions que de vue. C’était la petite nouvelle dont nous ne savions pas grand-chose, si ce n’est qu’elle était la fille d’un important fonctionnaire et que, de temps en temps, elle arrivait à l’université dans une Mercedes Benz avec chauffeur. Mais tous les prétextes étaient bons pour la connaître un petit peu mieux, car elle était vraiment très bonne, je fis alors tout mon possible pour demeurer en sa compagnie et cela finit par arriver. Elle tira deux ou trois taffes sur le pétard et en nous accordant un sourire, elle disparut par la porte d’entrée, avec sa démarche ondulante et nos regards rivés sur son joli derrière. Qu’est-ce qu’elle est bonne ! –s’exclama Paco, et je ne pus qu’acquiescer…

3
Je laissai la voiture dans un parking souterrain et je sortis avec mon parapluie, en direction de la rue d’Alcalá, vers le lieu de la conférence : un palais derrière la Fontaine de Cibeles.
Elle ne tarda pas à arriver, dix minutes après moi, avec son air altier, avec sa longue chevelure obscure, contrastant avec sa peau blanche.
-Salut, Jorge Luis.
Et je lui donnai les deux bisous de rigueur en guise de salut. Il y avait beaucoup de monde. Nous nous assîmes un instant à un bout de la salle. Nous échangeâmes un sourire, peut-être parce qu’il en est ainsi quand on va assister à un spectacle, et ce Lehninger c’était vraiment un spectacle, suscitant toujours des polémiques, il suffisait de voir pour s’en convaincre le nombre impressionnant de spectateurs qui s’étaient rassemblés là pour sa conférence magistrale.
J’étais heureux auprès d’Aurora. Sa poitrine pointait fièrement en se projetant vers l’avant, comme si elle voulait indiquer le chemin à suivre et même l’univers tout entier. Elle avait une de ces poitrines qui aimante les regards, condamnés à satisfaire ses appels irrésistibles, elle le savait bien et considérait d’ailleurs tout à fait normal que, par aimantation, les dits regards cherchassent toujours à dénuder ce qu’elle cachait ou plutôt ce qu’elle montrait à moitié, à travers le décolleté. Et chaque partie de son corps semblait disposer d’une vie propre: ses yeux au regard hypnotique, ses lèvres charnues, son tour de taille qui se resserrait magnifiquement au dessus de ses admirables fesses. C’était une fille, comme l’aurait dit Aldous Huxley, au « corps pneumatique », une femme-femme, l’héroïne parfaite de n’importe quel roman, et surtout de celui-ci, celui que fut incapable d’écrire l’écrivain argentin, Jorge Luis Borges.
-J’aime autant Borges que Cortázar -me dit Aurora.
-Et ton compatriote Rulfo ? Je ne crois pas que Juan Nepocumeno Carlos Pérez Rulfo soit aussi bon –répondit-elle-. Sa faible imagination ne lui a permis de produire qu’un court roman et une série de récits.
-On dirait que sur ce point tu es d’accord avec Lehninger –lui fis-je remarquer.
-Oui, c’est vrai, sur ce point –répondit-elle mais aussi sur les autres points car il n’a jamais affirmé qu’il écrivait mal.
-Le peu qu’a écrit Rulfo est tout à fait génial même s’il a eu recours à je ne sais combien de correcteurs de style pour fixer ses textes.
- Oui, c’est sûr, personne ne dit le contraire… Mais s’il était mort prématurément, après avoir publié le peu qu’il a écrit, son image serait indiscutable.
- Á présent, nous devons attendre pour savoir ce qu’il va dire sur Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo –rajoutai-je en souriant-. Peut-être qu’il te fera changer d’avis.
- On va bien voir –dit-elle, acceptant d’emblée cette probabilité-, mais franchement je ne crois pas.

4
Le présentateur de l’évènement apparut sur l’estrade, micro en main. Sur la scène il y avait une table avec son indispensable chaise et sur celle-là, on avait posé une petite bouteille d’eau et un verre vide.
Il commença par l’inévitable introduction, mettant en relief la brillante trajectoire intellectuelle et académique du conférencier, face à un auditoire qui espérait entendre la moitié de l’attraction car l’autre moitié ce serait ni plus ni moins que Borges lui-même, absent pour cas de force majeure, (on ne l’invita pas semble-t-il à cause de sa mort). Mais celui qui en revanche fit son apparition, ce fut John Lehninger, il surgit d’un côté de la scène tel un nain d’apparence impeccable.
-Quel nain rabougri ! –s’exclama Aurora.
Il était vêtu de façon impeccable, d’un costume dont la veste bleue nuit était parfaitement repassée, où on voyait poindre les deux bouts d’un mouchoir blanc qui sortaient de la poche du plastron, et il ne devait pas mesurer plus d’un mètre et demi. Ses cheveux courts brillaient sous l’effet de la gomina, et il portait des lunettes rondes avec une monture en écaille de tortue sur son visage maniéré. Le public le reçut avec des applaudissements nourris. Il commença à marcher, avec ses chaussures à talons cosmétiques, d’un bout à l’autre de la scène, faisant ainsi de la table et de la chaise un décor de théâtre.
« Borges, Borges, Borges… », il commença ainsi son intervention, sans cesser de sourire. « Jorge Luis Borges, le grand écrivain… », tout le monde était au courant des extravagances de ce personnage minuscule et personne ne soufflait mot. « C’est l’auteur qui aujourd’hui nous réunit ici, son œuvre littéraire et les doutes inextricables qu’elle a suscités, afin de dénicher la vérité cachée derrière le mythe. On dit que Jorge Luis Borges est l’un des grands écrivains du XX siècle, et peut-être de toutes les époques, pour ma part, j’ai quelques doutes, car il y a un ensemble de détails qui semblent le démontrer , des détails dont je vais vous révéler peu à peu aujourd’hui, les limitations réelles et la part de simulations de l’auteur… Et maintenant, afin d’illustrer ces déficiences, je vais commencer par ses feux d’artifice… De nombreux spécialistes et critiques littéraires commentent et signalent la qualité et l’intelligence de ses procédés narratifs, mais je pense qu’ils le font avec trop de légèreté » ; on entendit alors monter de la salle les premiers murmures. « Et je m’en explique, tout ce qui luit n’est pas d’or, car cette intelligence borgésienne tant célébrée, peut être le fruit d’un feu d’artifice, d’une pédanterie déguisée en érudition, il faut en effet fixer son attention sur un fait irréfutable, l’emploi par l’auteur de mots peu usités, comme si celui-ci s’était appliqué à en créer une longue liste, afin de les insérer ensuite dans ses textes pour créer le dit effet. Cette ruse est manifeste quand il intègre les dits mots sans aucune précaution, en les répétant sans cesse, ce qui d’une certaine façon, annule sa stratégie de remettre au goût du jour des mots que plus personne n’utilise, alors qu’il le fait avec une telle maladresse. Quelque chose d’inextricable en soi, l’un de ses adjectifs préférés, parmi tous ceux qui abondent dans sa prose, dans le but de rendre la lecture plus inaccessible mais pas forcément plus culte et érudite » ; et il lâcha un petit rire ironique, quand la rumeur de l’assistance se fit entendre à nouveau. « Ensuite, il s’évertue à écraser le lecteur sous un fardeau de données d’une exclusivité digne d’un érudit, qui, qu’elles soient d’ailleurs réelles ou inventées, n’enrichissent pas toujours la narration et mettent en évidence sa volonté de dépasser toute forme d’utilité et de les transformer par conséquent en un acte de pure présomption. Et d’ailleurs le lecteur exercé se rend compte de ces artifices, quand il les confronte à d’autres récits, où l’auteur ne se vaut pas de ses procédés… Alors, comme vous pouvez le constater, la dite intelligence ne dépasse pas le stade de la simulation, et son génie littéraire s’effondre de lui-même par son manque total de consistance. Il s’agit bien plus de pédanterie que d’intelligence, d’artifices et de ruses que d’idées originales » ; et à la suite de ces déclarations, on vit s’élargir son perpétuel sourire et les rumeurs du public allèrent aussi grandissantes. « Et ces artifices ont une influence négative sur la qualité de ses narrations, qui sont comme entachées, malgré leur indéniable virtuosité technique, par la marque de la fausseté, qui les parcourt entièrement, et qui nuit grandement à celle-ci ainsi qu’à son intelligence narratrice, héritée de sa capacité à jouer avec l’espace et le temps, en cherchant toujours une astuce, comme dans les dessins de Maurits Cornelius Escher » ; et, après ces déclarations, il s’approcha de la table afin de boire un peu d’eau. « Et maintenant, je me dois de parler du point faible le plus notoire de Borges : son incapacité conceptuelle à concevoir, pour un auteur supposément si grand, ce que l’on considère comme l’expression suprême de la narration, un roman. C’est aussi simple que çà, Borges n’a jamais écrit un roman, il n’a jamais pu, il n’avait pas assez de talent ; quand je pense à un de ses récits, L’immortel , qui aurait bien pu être à l’origine d’un roman tout aussi immortel, mais Borges, semble-t-il, ne sut pas étendre le temps narratif, afin de le rendre illimité, à sa convenance, en avançant dans ses narrations sans construire ses personnages et sans décrire leur apparence, si ce n’est de façon sommaire, et de ce fait, rendre l’exercice littéraire incapable de franchir le cap de quelques feuillets. Il joua avec le temps et l’espace, au niveau conceptuel, mais il ne parvint pas à les dominer dans sa pratique de grand écrivain, une incapacité manifeste qui nous laisse des doutes quant à la supposée grandeur d’un auteur, dont le talent ne l’autorisa à écrire que des opuscules… Et cette incapacité devient manifeste, à la vue d’un manuscrit, de seulement 69 pages, d’un roman que Jorge Luis Borges commença mais ne put jamais finir, que j’ai eu entre mes mains mais qui pour des raisons évidentes est tenu en lieu sûr et secret. Et ce simple petit détail, celui de l’existence d’un roman inachevé, démontre bien son incapacité à être romancier, car il essaya de l’être mais il n’y parvint pas, un aspect qui remet totalement en cause sa présence parmi les grands écrivains » ; les commentaires ne se firent évidemment pas attendre.
-Le manuscrit d’un roman inachevé ! –tels furent les premiers mots d’une Aurora, très surprise.
« Et cette incapacité à écrire des romans, Borges lui-même finit par l’admettre, bien que ce fût toujours de façon indirecte, quand on le harcelait avec cette question : Et ce roman, c’est pour quand, Maître ? Et lui, dans cette situation, avait deux types de réponse : la fausse et la vraie. Dans le premier cas, il essayait de se dérober, en alléguant plus ou moins l’argument suivant : Ça sert à quoi d’écrire un roman si on peut dire la même chose en s’étendant beaucoup moins ? Et Borges, à travers cette idée, se référait au genre romanesque comme un exercice qui relève du remplissage, où on introduit trop d’éléments étrangers à la trame. Dans le même ordre d’idées, il disait que le conte tournait autour des situations alors que le toman le faisait autour des personnages ; une vision beaucoup trop simpliste, comme si les romans manquaient de trame et que les personnages restaient ainsi suspendus dans l’air, quand en réalité, dans un roman, de surcroît, il faut savoir construire des personnages vraisemblables afin de les insérer dans une situation bien définie, ce que Borges ne sut jamais faire, car il laissa ses personnages privés de toute identité. Il disait que le roman était trop long pour le lire en une seule séance, comme s’il n’avait fallu qu’un instant pour un tel acte, faisant fi du plaisir de le répéter et de le prolonger, comme s’il s’agissait d’une drogue… Ensuite, dans sa réponse vraie, il finissait par admettre : Je crois qu’il y a là deux raisons, tout d’abord mon incorrigible paresse et ensuite, le fait que je manque de confiance en moi, et, étant donné que j’aime bien avoir le contrôle sur ce que j’écris, c’est bien entendu plus facile de le faire pour un conte, que pour un roman… Et à travers ces mots de Jorge Luis Borges, il est démontré qu’il n’eut pas le talent d’écrire un roman : il a eu peur, il n’a pas pu. » ; et il y eut un lourd silence dans l’assistance…. « Mais à présent, voici le meilleur, le fond de cette affaire », -continua Lehninger, « l’origine de ses inconsistances et de son incapacité, qui sont sans doute d’origine psychologique : le traumatisme de son impuissance sexuelle » ; -proclama-t-il solennellement, et ce fut à ce moment-là que s’élevèrent des cris et des plaintes retentissants du public.
-Mais quel sale type ! Mais il n’a pas honte ? –commenta Aurora indignée.
« Afin de démontrer ce fait, nous devons porter notre attention sur la relation sentimentale qu’il eut avec Estela Canto, qu’il put seulement embrasser maladroitement et qu’il demanda en mariage, après une longue relation, sans avoir eu d’autre intimité sexuelle avec elle que ces baisers insignifiants ; celle-ci s’y refusa et lui déclara alors: Ce serait avec le plus grand plaisir, Georgie, mais n’oublie pas que je suis une disciple de Bernard Shaw. Nous ne pouvons pas nous marier si nous ne couchons pas ensemble avant. Cette phrase en elle-même démontre le manque de virilité d’un Jorge Luis Borges incapable de consommer l’acte sexuel et la pénétration. Et c’était alors que Borges cessait d’être Jorge Luis et devenait Georgie » ; après de telles affirmations, les imprécations d’une partie du public devinrent encore plus manifestes. « Toutes ses amourettes furent marquées du sceau d’un platonisme puéril, causé par la peur d’avoir à affronter sa nature masculine, absente chez lui, et celle d’avoir à assumer une condition asexuée, comme manifestation évidente d’un dysfonctionnement érectile fort perturbateur, pour quelqu’un qui ne sut pas s’échapper des jupes de sa mère » ; et il se mit à sourire, en haussant les sourcils, avec une sorte d’air moqueur. « Et qu’elle était donc la seule issue pour un Jorge Luis Borges impuissant sexuel ? C’est fort simple, ni plus ni moins que de se réfugier dans la pensée et la spéculation de façon comparable à celle de ces immortels, de ces troglodytes gris qui oubliaient les angoisses générées par les besoins passés de leurs corps, qu’ils ne pouvaient déjà plus satisfaire. De telle sorte que Jorge Luis Borges chercha, confronté à la crainte de l’incapacité, un refuge dans les mots d’une oeuvre totalement asexuée, et en ce sens, marqué par sa frustration, il essaya d’afficher un intellectualisme et une érudition imprégnés de pédantisme. »
-Ce Lehninger c’est une véritable honte et quel manque de respect ! –me dit à ce moment-là Aurora, au milieu des murmures et des signes de rejet d’une partie de l’assistance.
« Les continuels opuscules de sa production littéraire sont la marque de l’impuissance d’un écrivain face au roman, comme s’il s’agissait d’une série d’éjaculations précoces dans ce qui aurait dû être une relation sexuelle normale » ; et on entendit alors les premières huées du public. « Et afin de faire référence de façon métaphorique aux dysfonctionnements érectiles de Jorge Luis Borges, il suffira de rajouter qu’il n’a jamais eu l’Aleph entre ses jambes, et qu’il laissa la trace de cette impuissance tout au long de son œuvre, et que celle-ci nous permet de le faire descendre du piédestal où on le tient, comme s’il s’agissait d’un Dieu, alors qu’en réalité, il n’était qu’un cimeterre de fer … »
Une partie de l’assistance se mit à applaudir tandis que l’autre le couvrait de huées.
Telle fut, à grands traits, la base de l’argumentation de John Lehninger, la conférence dépassait donc largement le cadre de ce qu’il avait défini comme une « question inextricable », faisant ainsi référence à l’adjectif préféré de Borges, alors que celui-ci était par ailleurs si difficile à prononcer.


5
Je m’appelle Jorge Luis Borges, et je suis tous les Jorge Luis Borges, tant le célèbre poète et créateur d’opuscules métaphysiques que le jeune étudiant de littérature et apprenti écrivain, mais aussi le narrateur d’une partie temporelle de ce livre, qui vient juste d’assister, en compagnie de la superbe Aurora, à l’impeccable exposé de John Lehninger. Le premier Borges a fini par prendre conscience de mon existence alors que le second ne la soupçonne même pas, car je suis le générateur de cette conscience qui se multiplie à tous les stades de leurs vies, un flux fractal, comme le reflet sans cesse répété d’une même idée, d’une image avec un nom et un prénom : pour un homme qui fut jeune et pour un jeune qui deviendra un homme, tels le yin et le yang qui mutent pour se rencontrer alors qu’ils sont opposés, afin d’échanger leurs rôles dans un jeu qui n’a pas de fin. Tel est l’avantage de se savoir conscience, de pouvoir se déplacer à travers le temps et l’espace sans un corps physique, telle une âme avec une voix qui entre dans le jeu pour gouverner la matière, telle une pensée qui transcende ce simple état, afin de scruter l’évènementiel et de se situer au dessus de la pensée elle-même, pour se transformer en conscience d’inspiration : la pensée qui analyse sa propre pensée et sa raison d’être.
Je suis, à l’intérieur de la dualité, le ciel et la terre, la lumière et l’obscurité, le créatif et le réceptif, la totalité des pensées littéraires des deux Borges : l’écrivain mort et le désormais apprenti écrivain. Tel est mon jeu, le jeu de leurs vies, deux dés prédisposés à rouler toujours avec la même combinaison, comme le roi de pique d’un écrivain qui se regarde dans un miroir, sans savoir, qu’en fait, il est l’autre.





6

John Lehninger abandonna la scène par l’un des côtés, au milieu des huées et des applaudissements d’un public divisé. Aurora, à cet instant-là, n’exprima son opinion ni de cette façon ni de l’autre, mais on voyait bien à travers son rictus son rejet. Je remarquai aussi qu’elle était un peu inquiète, un peu tendue, et qu’elle n’en revenait pas de l’existence d’un roman inachevé de Jorge Luis Borges.
-Le manuscrit d’un roman inachevé… -répéta-t-elle, en me regardant dans les yeux parmi tous ces gens.
On aurait dit que cette nouvelle l’hypnotisait presque, car dans sa façade de femme sûre d’elle-même, je crus déceler une fissure par laquelle s’échappaient certaines émotions mélangées, fixées dans ses yeux et dans ses mouvements, qui la maintenaient en alerte et dans la plus grande confusion, comme si elle marchait vers la porte de sortie tirée par une corde invisible. Arrivée au niveau de l’antichambre, elle se mit à scruter dans toutes les directions, comme si elle espérait découvrir un visage connu, et elle parvenait de la sorte à s’étendre encore plus, ses seins jaillissaient de son décolleté jusqu’à l’angle inévitable de ma vision. « Qu’est-ce qu’elle est bonne ! », ne cessai-je de me répéter. « Comme j’aimerais la serrer contre moi ! »
-Crois-tu que Lehninger va sortir par ici ? –demanda-t-elle ?
Telle était semble-t-il l’origine de ses regards inquisiteurs, de sa nervosité, tandis qu’elle suivait du regard les mouvements des gens, à la recherche d’un quelconque changement d’attitude, car ce quasi nain de Lehninger serait très difficile à voir, parmi les gens qui envahissaient le hall. Et pourquoi voulait-elle le voir à nouveau ? Pour l’observer de plus près ? Pour lui demander un autographe ? Quand bien même ce serait Borges lui-même ressuscité, ça n’aurait aucun intérêt ! Rester là à attendre son éventuelle apparition, c’était pour moi un non sens ! Comme s’il s’agissait d’un grand écrivain ou d’une vedette de cinéma ! Mais je demeurais là planté à ses côtés, sans pressentir à un seul instant, ce qui allait arriver dans les minutes suivantes.
-Que penses-tu de la conférence ? –lui demandai-je.
-Lehninger est un crétin.
Et à en juger au ton de sa réponse, je pensai qu’elle devait l’attendre pour lui cracher au visage, ou quelque chose dans ce genre, et je me mis à supputer que certains membres de l’assistance pourraient avoir des intentions similaires, indignées qu’ils étaient par les attaques à l’égard de leur écrivain adoré. Bien entendu, ce n’était pas si grave, juste une intervention un peu polémique, le style Lehninger, irrévérencieux de toute évidence, mais tout à fait valable dans la mesure où ses affirmations étaient justifiées par des exemples. De plus, l’incapacité de Borges à concrétiser un roman était un fait irréfutable, et en ce qui concerne ses dysfonctionnements érectiles, et la trace que ceux-ci laissèrent dans son œuvre, il est bien certain que cela mériterait d’être abordé comme un sujet d’études. D’une façon ou d’une autre, cette théorie était aussi intéressante et novatrice que l’existence possible d’un roman inachevé.
Dans la rue, il avait commencé à pleuvoir et peu de gens osaient sortir. La salle était toujours noire de monde. Aurora, sans doute, faisait partie des borgésiens qui se sentaient offensés et elle regardait en tous sens, très nerveuse, quand on entendit tout d’un coup un mélange d’applaudissements et de huées retentissantes, tandis que certains se pressaient pour voir Lehninger de près. Aurora n’hésita pas à aller à sa rencontre, et je suivis à la trace sa raide chevelure avec des reflets de tourmaline. Les gens se rassemblaient autour de lui et tout d’un coup, on entendit « Vive Borges ! » et ensuite, des cris de frayeur, sonnant à l’unisson, quand de nombreuses personnes se jetèrent en arrière, poussant ainsi les autres.
Il fallut peut-être dix secondes pour réduire l’agresseur, on entendait encore les cris de panique. Les curieux regardaient vers le sol pour distinguer le minuscule Lehninger, qu’on voyait étendu au milieu d’une flaque de sang avec le regard inerte. On s’en saisit rapidement pour le sortir dans la rue, sans doute pour l’emmener vers l’hôpital le plus proche. Tout près de la flaque de sang, il y avait une femme bouleversée. Certains disaient que c’était la maîtresse de Lehninger, et d’autres que c’était sa secrétaire. Ils l’allongèrent afin de l’éventer à l’aide d’un dépliant publicitaire de l’évènement, où l’on pouvait voir la photo d’un John Lehninger souriant, avec ses petites lunettes et ses cheveux gominés. Le sang formait à présent une flaque épaisse qui laissait supposer le pire des dénouements, ce que l’on pouvait déjà deviner dans ce regard terrible et tranquille qui s’affichait sur son visage. L’assassin était un rouquin, avec la peau blanche et des taches de rousseur, qui criait « Vive Borges ! Vive Borges» avec un fort accent argentin, alors qu’on l’emmenait.

7

Je me demandai alors ce qu’avait bien pu être sa dernière image, arrêtée tel un photogramme quand l’ampoule du projecteur grille à cause de la chaleur : une séquence en mouvement avec chute vers le sol ? Le toit de la salle ? La lumière d’une lampe ? Le visage de son assassin ? Les gestes terrorisés de ceux qi le regardaient ? Et sa dernière pensée : je me meurs ! Ce ne fut pas un bon jour ! Quelle poisse ! Quel sale fils de pute ! Cette fois-ci, c’est la fin ! Ce n’est pas possible !… Le visage de John Lehninger avec ses yeux fixes et la bouche entrouverte, d’où sortait la pointe de sa langue, me choqua profondément, mais je fus encore plus déconcerté de voir Aurora s’approcher tout au bord de la flaque de sang, afin d’y faire tremper la pointe de la semelle de son soulier, comme si elle essayait d’en tester la viscosité. Elle était calme et je crus percevoir sus son visage une certaine satisfaction.
-Allons-nous-en ! –dit-elle ensuite.
Et elle sortit dans la rue d’un pas décidé.
Il avait presque déjà cessé de pleuvoir, il ne tombait plus que quelques gouttes dispersées. J’ouvris mon parapluie. Aurora se glissa sous celui-ci et me prit par le bras pour se serrer un peu plus contre moi, nous respirâmes l’air frais de la nuit, avec en bruit de fond les automobiles sur l’asphalte mouillé. Les lumières de la ville projetaient des reflets infinis, comme des serpentins brillants lors d’une fête fugace. A présent, le sang de Lehninger devait être en train de se diluer dans l’eau, sur le carrelage, en dispersant ses composants et ses cellules, avec le vestige de millions de chaînes d’A.D.N., au même rythme que le martèlement des talons d’Aurora sur le trottoir. Les fines gouttes d’eau étaient encore beaucoup plus nombreuses que les reflets et les cellules, avec leurs chaînes d’acide désoxyribonucléique, et au milieu de cette immensité, Aurora et moi, tels des êtres unipersonnels et possédant eux aussi d’autres univers infinis, nous marchions sans but précis, avec pour moi la prétention de trouver une pensée qui coïnciderait avec les siennes afin de continuer à ses côtés.
-On va dîner quelque part ? –demandai-je ?
-Ça serait super, je meurs de faim ! J’aimerais déguster un bon morceau de viande bien saignante ! –telle fut sa réponse.
Je ne savais pas si elle disait ça en rigolant ou pas, ce qui était compréhensible, étant donné que je commençais juste à la connaître et que j’étais loin d’imaginer son véritable caractère, j’essayai donc de lui répondre de la façon la plus naturelle.
-Ça me semble parfait –déclarai-je ; et pour commencer quelques boudins de Burgos.
-Non, pas de Burgos, plutôt aux oignons… Mais pas trop cuits, s’il te plaît.
Et elle se mit à rire d’une façon étrange, en serrant plus fort mon bras et en tournant sa tête vers la mienne, l’espace d’un instant.
-On va où ? –demanda-t-elle tout à fait apaisée à présent.
On aurait dit, à sa façon de parler, que rien de tragique n’était arrivé cette nuit-là, comme si l’acte du meurtre de John Lehninger était resté enfermé dans une bulle temporelle.
-On va dîner, je viens de te le dire.
-Oui, ça je sais déjà, mais on va dans quel restaurant ?
-Tout près d’ici si tu veux, dans l’un de ceux du quartier de Sevilla.
-Comme ça, à pied ? –demanda-t-elle surprise.
-Ben évidemment, comment veux-tu qu’on y aille ? En avion ? –répondis-je sur un ton moqueur-. Tu n’aimes pas marcher ou quoi ?
-Je considère que tu n’as pas réalisé que je suis une femme –protesta-t-elle un peu contrariée-, qu’il pleut, que j’ai du mal à marcher à cause du sol mouillé et de mes chaussures à talons hauts.
-Il ne pleut presque plus, en plus j’ai garé ma voiture là-bas, près de la Porte d’Alcalá, et maintenant on se dirige vers Gran Vía…
-Il ne pleut presque plus, en plus j’ai garé ma voiture là-bas, près de la Porte d’Alcalá, et maintenant on se dirige vers Gran Vía –répéta-t-elle mot pour mot en se moquant.
Quel humour avait la jeune fille ! Car d’après ses premières réponses, avec le morceau de viande saignante et le boudin pas trop cuit, je me mis à penser que le fil conducteur de notre dialogue frôlait la distension et l’ironie mais je constatais à présent, déconcerté, que ses déclarations étaient plutôt la conséquence d’un total mépris pour la mort de Lehninger.
-Et toi ? T’es venue comment ? –demandai-je.
-Mais comment veux-tu donc que je vienne ? En taxi, évidemment… -répondit-elle, comme si c’était le plus logique ou la seule réponse possible.
-Alors, tu veux qu’on en prenne un ?
- D’après toi ? –répondit-elle, en se séparant de moi et en hélant le premier taxi qui passa près de nous.

8

Nous ne mîmes pas plus de trois minutes pour arriver à un restaurant que connaissait Aurora. J’essayai de payer mais elle m’en empêcha. « Il vaut mieux que tu payes le repas », -dit-elle, et nous y entrâmes.
Une fois assise à table, elle avait cet air satisfaite d’elle-même, regardant autour d’elle avec une arrogance non feinte, due à son sentiment de supériorité, à cause de sa plantureuse beauté ou de sa condition sociale privilégiée, c’est pourquoi elle semblait toujours entourée d’un halo de femme inatteignable, avec un doute permanent pour moi, ne pas savoir si je disposais des moyens nécessaires pour faire face à ses attentes. Est-ce qu’une femme pareille, aussi belle voire plus que celles qui font la couverture de Vogue, pourrait tomber amoureuse de moi ? C’était la première question qui me venait à l’esprit, en la voyant ainsi face à moi.
-Quand j’ai entendu ton nom, j’ai été très surprise que tu portes le même que Jorge Luis Borges, -dit-elle-. Au début, j’ai cru que c’était une blague, mais ensuite quelqu’un m’a dit que c’était ton vrai nom.
- Je n’ai pas le même nom que Jorge Luis Borges, c’est lui qui a le même nom que moi –rétorquai-je.
-Excuse-moi mais il est né avant toi, et en plus, c’est un écrivain reconnu, il dispose donc de cet avantage sur toi eu égard à ses mérites et à son âge –répliqua-t-elle.
-Oui, je sais bien, et tel est mon malheur –reconnus-je face à l’évidence- ; celui d’être condamné pour toujours, voulant moi-même être écrivain, à jouer les seconds rôles. Et au moment-même où quelqu’un m’aidait à écorner un peu le mythe, il est assassiné…
-Si tu veux être écrivain, c’est sûr que ça va être difficile pour toi, à moins que tu ne changes de nom –elle m’accorda l’espace d’un instant un sourire et ensuite, elle me demanda-:Mais comment tes parents ont-ils faits pour te coller un prénom pareil ?
-C’est ça le plus drôle, car ils ne me l’ont pas donné en honneur du célèbre écrivain mais parce que mon grand-père, du côté de mon père, s’appelait Jorge, et du côté de ma mère, Luis. Simple fruit du hasard, du destin ; et mon père, qui n’avait jamais lu un livre de sa vie, ne connaissait même pas son existence, c’est ainsi que je me suis retrouvé avec un nom double… Mais, le pire de tout, c’est que je suis né le 14 juin 1986.
-Tu te fous de moi ! –s’exclama-t-elle-. Tu es né le jour de la mort de Borges ?
- C’est vrai, je te le jure ; si tu veux, je te montre ma carte d’identité…
-Ça c’est un vrai hasard… Ou plutôt, deux hasards en un seul –finit-elle par admettre.
-Eh oui, ça peut arriver, parfois…
-Alors comme çà, tu n’es même pas un parent éloigné ?
-Absolument pas… Le père de Borges était avocat et professeur de psychologie, il était aussi un gros lecteur et il avait écrit un seul roman et quelques recueils de poésies, et son grand-père fut colonel de l’armée argentine, il était donc issu d’une famille illustre ; quant à mon père, il est directeur d’une agence bancaire et il n’a pas le même intérêt pour la littérature, et mon grand-père, que son âme repose en paix, c’était un homme parmi tant d’autres.
-Comme c’est curieux, mon grand-père était aussi banquier…
-Propriétaire d’une banque ?
-Actionnaire d’une banque libanaise ; mais ensuite, après la guerre de 75, il a émigré au Mexique –précisa-t-elle.
-Il me semblait bien que ton nom n’était pas très mexicain, et ton apparence non plus, même si le prénom Aurora a un air si occidental.
-C’est parce que ma famille est chrétienne maronite –précisa-t-elle.
A ce moment-là, le serveur arriva pour passer la commande, un rouquin très ressemblant, curieusement, à l’assassin de John Lehninger, et qui, de surcroît, avait un fort accent argentin ; mais la coïncidence ne s’arrêtait pas là, car à l’autre bout de la salle, face à une table, son frère jumeau, à son tour, était en train de faire la même chose avec un autre couple : une femme à la beauté exquise, avec sa longue chevelure de noire tourmaline et ses lunettes à monture métallique, accompagnée par quelqu’un qui me ressemblait beaucoup, il s’agissait là d’une vision bien réelle et non pas d’un reflet dans un grand miroir qu’on aurait disposé sur le mur du fond.
-J’aimerais avoir un filet bien saignant.
-Et moi des spaghettis à la sauce basilic, avec des noix.
Le serveur écrivit sur son calepin la commande et demanda :
-Et qu’est-ce que je vous sers à boire ?
-Voyons voir, quels vins avez-vous… ? –demanda Aurora, en jetant un coup d’œil à la carte, et elle ajouta ensuite- : je prendrais bien un Ribera del Duero… Un Pesquera 2003, s’il vous plaît.
Bonjour les goûts de la demoiselle ! Une bouteille de vin rouge plus chère que l’ensemble du repas, et je me mis à craindre une situation délicate et ridicule, car je n’étais pas sûr d’avoir assez d’argent pour payer la totalité de la note. « Ça m’apprendra à sortir avec une richarde », pensai-je, et je la sentis encore plus inaccessible à ce moment-là.
-Autre chose ? –demanda le serveur pour finir.
-Nous nous interrogeâmes du regard avec Aurora, et je répondis :
-Non, ça ira comme çà. Merci beaucoup.
Et le serveur fit demi-tour afin de poursuivre sa tâche. Aurora se mit alors à sourire de façon indéchiffrable et déclara ensuite avec une certaine arrogance :
-On dirait que le rendez-vous avec Aurora Yazbeck va te revenir cher, alors qu’on n’a même pas encore commandé les desserts…
-Ne t’en fais pas, si je n’ai pas assez tu pourras sûrement compléter –et je lui renvoyai un sourire identique au sien.
Je commençais à découvrir quelques traits de son caractère, par exemple cette façon de préméditer ses actes afin de provoquer une réaction chez l’autre, pour mieux le manipuler, ou encore sa colère parce qu’on n’avait pas pris de taxi, et maintenant, en me faisant acheter une bouteille de vin à cent-vingt euros et en me le faisant remarquer de la sorte. Elle voulait sans doute toujours conserver le contrôle dans ses relations avec les autres, comme si elle tenait fermement la queue de la poêle, où elle faisait cuire sa vie à feu doux, afin de trouver le degré exact de coction en fonction de ses goûts et de ses convenances.
-Dis-moi, t’as réalisé que le serveur avait un frère jumeau ? –lui demandai-je surpris.
-Oui, mais pour moi c’est normal car j’ai moi aussi une sœur jumelle.
-Ah d’accord, mais je ne le savais pas.
-Je ne vois pas comment tu aurais pu le savoir puisque je ne te l’ai pas dit –répondit-elle sérieusement.
-C’est une façon de s’exprimer ; je ne le savais pas et je te le dis, indépendamment du fait que tu me l’aies dit ou pas –me défendis-je, afin de freiner sa stratégie de manipulation mentale.
Elle sourit encore, de façon à nouveau indéfinissable, et elle ajouta :
-Je suis juste en train de te tester…
-Je ne savais pas que j’étais sur le divan d’une psychiatre –objectai-je et je lui fis un clin d’œil afin de détendre l’atmosphère, adoptant alors la même stratégie qu’elle, en cherchant, grâce à une attitude ambigüe, à transgresser les limites entre les variations émotionnelles.
-Alors, c’est encore une suite de hasards ?
-De quels hasards ? –lui demandai-je, en entrant dans son jeu.
-De quels hasards ? De quels hasards ? –répéta-t-elle en se moquant de moi, tout en secouant la tête en adoptant un air idiot, et elle ajouta- : Le fait qu’il y ait dans ce restaurant deux frères jumeaux, que j’aie une sœur jumelle, que tu t’appelles Jorge Luis Borges et que tu sois né le jour de sa mort. Ça ne te suffit pas comme coïncidences ?
-Non –répondis-je tranquillement-. Car ce fut aussi une coïncidence d’avoir assisté à l’assassinat de John Lehninger.
-Comme tu y vas! Assister, assister ! –s’exclama-t-elle. Je n’ai pas vu comment il a été poignardé !
-On a raté ça de peu…
-Au moins on l’a vu mort –dit-elle en souriant et en levant les sourcils afin de m’envoyer un regard complice-. C’est déjà ça… Il ne nous manqua qu’une baguette de pain afin d’éponger son sang sur le sol –et elle se mit à rire.
-Ça me semble incroyable que le fait d’assister à un acte pareil : un assassinat, ne t’impressionne pas plus que ca.
-Et pourquoi ça devrait m’impressionner ? Après tout, ce n’était qu’un crétin…
Cette réponse me glaça littéralement, elle était tellement tranchante et méprisante, tellement dénuée de toute humanité, et alors je me demandai : « Mais qui est donc cet Aurora Yazbeck ? »
-Ne te mets pas dans cet état-là –ajouta-t-elle-. Ça me semble aussi lamentable que l’on puisse tuer quelqu’un, et surtout à cause de ses idées, mais tu ne me feras pas croire que ce n’était pas un crétin.
Aurora, par ces mots, montrait à nouveau clairement son rejet de l’intervention de Lehninger et de fait s’affirmait, comme une admiratrice acharnée de Jorge Luis Borges. Mais je suppose, pas de façon aussi viscérale que l’assassin rouquin, qui ressemblait tellement au serveur qui nous avait déjà ramené la bouteille, à cent-vingt euros, et qu’il ouvrit en faisant résonner le bouchon, afin de verser le vin dans nos verres et d’ajouter avec un accent argentin :
-Ça ne devrait pas tarder.
Il laissa la bouteille sur la table et il partit. Il y eut alors un silence gênant dans notre conversation, et je dis afin de la contrecarrer un peu :
-Cette affaire me rappelle tellement le départ de Witold Gombrowicz d’Argentine, quand il s’écria, avant de monter dans le bateau : « Mais tuez donc, Borges ! », mais à l’envers : avec un argentin qui tue un admirateur possible de Witold Gombrowicz.
-Witold Gombrowicz était lui-aussi un crétin, et en plus un bon à rien doublé d’un paresseux –affirma-t-elle sur un ton tranchant-. Car, après avoir vécu presque 24 ans en Argentine, il fut incapable de publier et d’apprendre à écrire en espagnol, et il passa l’essentiel de son temps, à poursuivre des petits jeunes, -elle s’exprimait à présent, avec le plus grand mépris-. Durant son séjour en Argentine, il fut incapable d’écrire quoi que ce soit, car il ne pouvait pas publier ce qu’il écrivait en polonais. Il ne chercha pas l’exil du mot, de sa langue natale, comme le firent si bien quelques écrivains. Par exemple, Vladimir Nabokov, qui écrivit des romans en russe, en anglais et en français ; ou Joseph Conrad, qui était polonais comme Gombrowicz mais écrivit toute son œuvre en anglais ; ou bien, Frantz Kafka, qui naquit à Prague mais qui au lieu d’écrire en tchèque le fit en allemand ; ou bien encore, Samuel Beckett , qui était irlandais mais qui a écrit aussi en français. Mais ce Witold Gombrowicz, ce gros feignant, ça ne le dérangea pas de cesser d’écrire et d’abandonner la littérature… Cet imbécile de première, et tout ça pour crier ensuite : « Mais tuez donc Borges ! »
-Je ne crois pas que Witold Gombrowicz eût jamais renoncé à la littérature comme le fit par exemple ton compatriote, Juan Rulfo –lui rétorquai-je-. En plus, son œuvre n’est pas aussi réduite que celle de Rulfo, il a publié cinq romans, plus un autre inachevé, deux pièces de théâtre, une collection de contes et ses journaux, son œuvre est assez original dans son ensemble, pas mal pour un feignant, qu’en dis-tu ?
-Eh bien, je peux t’assurer que je ne dépenserais pas un kopeck pour l’une de ses oeuvres ! –dit-elle, en ébauchant l’un de ses sourires artificiels.
-Tu devrais lire Cosmos…
Et sur ces entrefaites, le serveur arriva avec le dîner, après nous avoir collé en plein visage ses mains pleines de taches de rousseur, il déposa les assiettes à leur place. Il me vint tout d’un coup à l’esprit, l’espace d’un instant, la main de l’assassin de Lehninger, je tournai donc la tête afin de voir son visage mais celui-ci se mit à sourire de façon aussi étrange qu’indéfinie, tout comme Aurora, avec peut-être un fond de malice, de fausseté, et alors un frisson glacé parcourut tout mon corps en quelques secondes, au moment où je me l’imaginai en train de crier…
-Vive Borges ! –s’exclama Aurora, en levant le verre que venait de lui servir le rouquin.
Je levai le mien, avec quelques doutes, je regardai alors le visage d’Aurora et sur ses lèvres apparut le même genre de sourire que le serveur, le même genre de sourire que celui de l’assassin, alors qu’on l’emmenait à l’extérieur, et qu’il se mit à crier : « Vive Borges ! Vive Borges ! » Je n’eus donc d’autre choix que de lever mon verre et de dire :
-Vive Borges.
Nous fîmes résonner le cristal de nos verres en trinquant, et alors le vin rouge s’insinua lentement dans nos gorges, aussi rouge que le sang de Lehninger, que celui de la flaque où Aurora avait trempé la pointe de son soulier. Une autre coïncidence dans la série des coïncidences, comme si le temps et l’espace s’étaient transformés en une boîte magique, en un caléidoscope où se multipliaient comme dans un jeu les souvenirs et les sensations, qui gravitaient tous autour de l’évènement tragique de cette nuit.
-Cette viande m’a l’air succulente…
Disait Aurora, tandis qu’elle fichait sa fourchette dans le gros morceau de viande qu’elle s’apprêtait à découper par l’un de ses bouts, et que par cette ouverture, le jus s’écoulait alors sanguinolent d’une viande presque crue. Elle porta le morceau à sa bouche et l’introduisit par le centre, en refermant ses lèvres délicatement, puis elle ressortit la fourchette lentement, le tout en me regardant d’un air malveillant… Je ne savais plus quoi penser ; tout ceci faisait peut-être partie d’un jeu de connotations obscures, d’un humour noir difficile à digérer, car l’image de John Lehninger, au milieu de sa flaque de sang, avec son regard vide et le bout de sa langue qui sortait de sa bouche, était encore très présente dans mon esprit, les cris des gens aussi, la tension et le dramatisme de la scène, mais même dans ces conditions, j’essayai de surmonter ma peur et les mots suivants émergèrent de mes lèvres :
-On dirait que tu mâches la viande de Lehninger…
Elle se mit à sourire, ses yeux brillèrent de satisfaction derrière ses lunettes, et elle répondit :
-Oui, c’est exactement ça… Regarde, à présent je vais éponger son sang… -et elle se saisit d’un morceau de pain qu’elle trempa avec parcimonie dans le jus, avant de le porter à sa bouche-. Humm, il est succulent, encore tiède et il n’a pas eu le temps de coaguler –dit-elle en partant d’un léger éclat de rire-. Tu commences à me connaître –ajouta-t-elle-. Je te fais peur ? –et elle se mit à rire à nouveau en tendant sa main vers la mienne, qui était demeurée tranquillement sur la nappe, elle me regarda ensuite dans le blanc des yeux et elle finit par me dire- : Ce n’est qu’un jeu, ce n’est qu’un jeu… -et à travers l’inclinaison de ses lèvres, je découvris sa blanche denture et une étrange pulsion, quand au même instant se mit à résonner la mélodie de son portable. Elle le chercha dans son sac, elle le sortit et après l’avoir ouvert, elle me dit- : Attends un instant, je dois répondre à cet appel –et elle se leva, en emportant avec elle son riche arôme dans la rue.
Les deux serveurs identiques allaient d’un côté à l’autre de la salle à manger, tandis que le filet d’Aurora montrait l’arête parfaite d’une coupe rouge obscure, au dessus du jus qui s’étendait par-dessous les patates sautées à l’ail et au persil. Les spaghettis étaient délicieux, avec cette saveur si délicate du basilic, de l’huile d’olive et des noix. Je continuai à manger, quoiqu’un peu perturbé par mon impossibilité à déchiffrer, de façon certaine, le comportement déconcertant d’Aurora. « Mais qui est donc cette Aurora Yazbeck ? » –me demandais-je à nouveau. Je me sentais déplacé, en train d’interpréter un rôle parmi toute cette chaîne de hasards, tels les signes d’un destin qui s’imprégnait dans ma conscience comme le sang de John Lehninger, poisseux et épais, sur le sol de marbre.
Elle revint et se mit à sourire mécaniquement en s’asseyant, comme si elle demandait l’autorisation, mais l’expression de son visage était différente, plus sérieuse, comme si cet appel avait subverti son état d’âme.
-Il se passe quelque chose de grave?
- Non, rien de spécial –répondit-elle, tout en attrapant à nouveau sa fourchette et son couteau, et elle ajouta ensuite à l’improviste- : cette histoire du roman inachevé de Borges ne cesse de m’intriguer, et son existence même est un fait transcendant –sa façon de s’exprimer et ses gestes dénotaient un vif intérêt-. Imagine un peu que John Lehninger ait emporté avec lui le secret dans sa tombe ! Une découverte d’une telle importance ! Moi, évidemment, je serais prête à tout pour le retrouver…
-Ne t’en fais pas, il doit être gardé par quelqu’un en lieu sûr –dis-je, comme si ce sujet n’avait aucune importance pour moi-. En fait, on n’est même pas concernés par cette affaire… Un jour ou l’autre, quelqu’un se chargera de le mettre aux enchères pour un montant astronomique chez Sotheby’s.
-Non, non et non ! Tu ne me comprends pas ! –objecta-t-elle, en secouant la tête d’un côté et de l’autre, et en raccourcissant la distance qui nous séparait-. Avec la mort de Lehninger, l’affaire du manuscrit se complique, car il a révélé son existence et à présent celui qui le détient doit être mal à l’aise et ne plus savoir quoi faire…
-Ça c’est son problème.
- Est-ce que tu connais la véritable raison de l’assassinat de Lehninger ? –réfuta-t-elle-. Est-ce que tu crois qu’on l’a seulement assassiné parce qu’il disait du mal de Lehninger ? Mon intuition me dit qu’il y a quelque chose d’autre derrière tout ça…
-Quoi, par exemple ? –demandai-je incrédule.
-Eh bien, ils veulent peut-être voler le manuscrit afin de le détruire –répondit-elle, montrant ainsi sa préoccupation.
-Et pourquoi donc le détruire ?
- Et pourquoi donc d’après toi ? –répondit-elle-, pour qu’on ne démontre pas son incapacité à écrire un roman, pour que les accusations de Lehninger à ce sujet n’aient aucun fondement, pour que personne ne puisse dire qu’il en était incapable, qu’il a essayé mais qu’il n’a pas pu, et que c’était une conséquence psychologique de son impuissance sexuelle.
-Et si tel était le cas, qu’est-ce que tu comptes faire, c’est toi qui vas le rechercher ?
-Pas moi, nous…
-Nous ?-demandai-je, stupéfait.
-Oui, nous –affirma-t-elle l’air convaincue-. Tu t’appelles bien Jorge Luis Borges ? Tu dois bien avoir une certaine affinité avec lui. Tu ne te rends pas compte que le destin nous a choisis ?
-Nous choisir, mais pourquoi ?
-Nous choisir, mais pourquoi ? Nous choisir, mais pourquoi ? –répéta-t-elle en adoptant la voix et l’attitude d’une retardée mentale-. Parce que toutes les coïncidences d’aujourd’hui sont des signes du destin, de ce monde métaphysique borgésien qui, d’une certaine façon, est en train de nous appeler à lui.
-Tout d’un coup, tout s’éclaira, car Aurora, tout comme moi, avait perçu ces coïncidences comme des signes du destin, qui permettaient d’ouvrir une porte, quand bien même ce serait à travers une probabilité, à l’intérieur d’un labyrinthe ; mais même vu de cette façon le problème, quelque chose ne collait pas…
- Mais toi, tu ne t’es pas senti agressée par les procédés de Lehninger ?
-Si –affirma-t-elle-. Mais pas au point de commettre un assassinat et d’essayer de détruire un manuscrit d’une valeur incalculable.
Cette réponse me tranquillisa un peu, mais en partie seulement, car elle était exprimée avec une conviction dont on ne pouvait douter, elle dissipait mes doutes par rapport à son attitude antérieure, qui n’était qu’un divertissement douteux comme je pouvais le deviner à présent.
-Tu es avec moi ou pas ? –demanda-t-elle en clouant son regard dans le mien.
-Oui, je suis avec toi – admis-je.


9
Nous finîmes de dîner et je demandai la note. Elle ne me laissa pas payer, elle sortit une carte dorée de son portefeuille et paya l’intégralité de l’addition. Son attitude confirmait de la sorte le jeu de l’imposture qui commença quand elle trempa la pointe de sa chaussure dans la flaque de sang de Lehninger, et qu’elle parvint à maintenir durant tout le repas.
En sortant dans la rue, il ne pleuvait plus. Elle me prit par le bras et me dit qu’elle avait envie de marcher un peu ; c’est ce que nous fîmes en parlant comme de vieux amis, mais pour sa part, elle s’ingéniait toujours de façon extravagante à s’opposer systématiquement à tout ce que je disais et à répéter de façon théâtrale certaines de mes phrases. En arrivant à la Place de Cibeles, elle s’arrêta face à moi et en me regardant droit dans les yeux elle me dit :
-Jorge Luis, nous devons trouver l’assassin.
Elle était superbe, avec la brise du soir agitant légèrement sa longue chevelure, avec ses yeux qui brillaient tout autant qu’elle dans la pénombre, après avoir prononcé les mots auxquels je voulais rapprocher mes lèvres, afin de serrer son corps et de sentir la fermeté de sa poitrine.
-C’est toi qui décide –acceptai-je comme hypnotisé.
-Alors, attends que je t’appelle demain –ajouta-t-elle, car nous allons rendre visite à l’assistante de Lehninger. C’est la seule personne qui peut nous donner des informations sur le manuscrit.
-Et tu sais où la trouver ?
- Ne t’en fais pas, je vais faire tout mon possible.
-Ensuite, elle arrêta un taxi et, à ma grande surprise, en m’effleurant à peine plus de deux secondes, elle prit congé en m’embrassant sur les lèvres. Le taxi démarra, elle agita la main en me disant au revoir, et elle disparut par le nord, par le Paseo de Recoletas.
Je demeurai là quelques instants, avec les mains dans les poches, à penser au caractère étrange de cette nuit pleine de coïncidences et d’évènements inattendus. Je respirai profondément, afin d’emplir mes poumons de l’air humide qui m’entourait, et je me dirigeaiu vers la rue d’Alcalá.
Dans la voiture, en passant par les rues engrossées par les eaux de l’averse, la ville avec ses reflets glissait tel un vestige. Aurora était plus présente que jamais dans mon esprit, avec sa poitrine flottant à l’intérieur de l’automobile, avec ses fesses nues et assise sur moi…
En arrivant à la maison, je me suis masturbé en pensant à elle.

10
Le Jorge Luis Borges vivant n’apprécie pas trop le Jorge Luis Borges mort, en particulier parce qu’il sent et qu’il sait que son homonyme lui vole une partie de son identité, d’autant plus qu’il veut être écrivain et que l’autre l’a déjà été. Et, tandis que le vivant admire l’œuvre littéraire du mort, il ne peut que répudier la figure du double afin de chercher sa différence, afin d’éviter que celle-ci ne lui fasse ombrage. Il se sent tel un usurpateur à qui on a usurpé le nom, une imitation destinée à dépasser le Jorge Luis Borges mort et vivant pour toujours à travers son œuvre. Mais tous deux partagent la même impulsion créatrice, sans parvenir pour autant à la même conclusion : des chemins différents, des vies différentes sous la même conscience partagée.
Tandis que le jeune Jorge Luis Borges me laisse en paix, l’autre, celui qui paraissait être un mort-vivant parce qu’il ne savait pas vivre, s’enferma dans ses pensées afin d’y trouver plus d’une pensée, renonçant aux plaisirs pour une bibliothèque : un livre interminable qu’il imagina et n’écrivit jamais. Il eut la conscience que je lui dictai, afin de créer une œuvre inégalable, mais en même temps, je le limitai, afin de ne pas étendre sa conscience dans l’espace. Je ne fus chargé que de son œuvre, pas de sa façon d’affronter la vie, et par bonheur, je fus son salut en me trouvant là, je fus son refuge et je pus lui offrir un vaste espace afin d’y transiter librement.
Maintenant, le jeune Jorge Luis Borges s’adonne aux plaisirs de la vie, il essaie de conquérir des femmes, il se masturbe, de temps en temps, il boit de l’alcool et il fume du haschich. Il aime sortir la nuit pour danser et il devine le monde bien au-delà des murs d’une bibliothèque, bien au-delà des pages d’un livre. Il veut déjà être lui-même, il se manifeste, et il pourra conquérir l’espace et le temps. C’est ainsi qu’il s’illustrera, afin d’être autre chose que la réplique nominale d’un écrivain.
Et cette voix, avec son caractère de commentatrice d’un roman narré par le jeune Jorge Luis Borges, se voit dans l’obligation de faire ce que son chargé d’écritures a omis de faire, car parfois je ne peux maîtriser la totalité du processus, car une empreinte de la pensée originelle demeure, un détail élémentaire, la description physique du narrateur, de ce jeune Jorge Luis Borges, étudiant de lettres en dernière année de l’Université Complutense de Madrid, et espagnol de naissance. Et je ne sais vraiment pas quelle pourrait-être la manière de présenter celui qui me contient, alors qu’il eût été plus convenable de le faire quand il dialoguait avec Aurora, quoique, comme ressource d’écriture, cela soit peut-être plus original, avec cette voix du commentateur privilégié, car je suis l’origine et la fin de toute cette histoire.
Pour commencer, ce Jorge Luis Borges n’a pas la tête de bigot de l’autre, mais tout le contraire ; il n’utilise pas non plus un veston et une cravate, car un jean et un tee shirt lui suffisent pour s’habiller; celui-ci est plus grand, les traits de son visage sont plus fins, ses sourcils ne sont pas broussailleux, il a les cheveux frisés et en désordre, avec la joie imprimée dans ses yeux sombres, dans son regard inquiet ; ce n’est pas Brad Pitt mais il dispose de suffisamment d’atouts pour que les femmes ne le négligent pas.

11

La sonnerie du réveil me fit sortir du sommeil. J’ai toujours eu en horreur ce son, et encore plus le week-end, mais je devais m’organiser au cas où Aurora m’appellerait, avoir pris ma douche et tout le reste, pour ne pas être stressé. Je me suis baigné et ensuite j’ai mangé quelques céréales, un sandwich au jambon, quelques morceaux de fruits, et je sortis dans la rue afin d’acheter le journal. L’assassinat de Lehninger était en première page et j’y jetais un œil en remontant dans l’ascenseur.

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